Au cœur des forêts congolaises et ougandaises, les chimpanzés malades se livrent à un véritable travail de pharmacien ; ils sélectionnent avec minutie des plantes qu’ils utilisent, selon le contexte, pour nettoyer leurs plaies, réguler leur digestion ou encore soulager leurs maux. Un individu infesté par des parasites s’éloigne de façon inhabituelle de son groupe pour mastiquer de l’écorce d’Albizia, un arbre qui ne fait pourtant pas partie de son régime alimentaire habituel. Peu de temps après, il est guéri et ses selles ne présentent plus de trace du parasite.
Les chimpanzés ne se contenteraient pas de se soigner ; ils pourraient également prévenir les maladies. Il leur arrive ainsi de mastiquer les feuilles très amères de Trichilia rubescens, celles-ci n’ayant pourtant aucune valeur nutritive. Ces feuilles contiennent des molécules qui peuvent les protéger du paludisme. Comme les plantes médicinales peuvent s’avérer toxiques lorsqu’elles sont consommées en grande quantité, il faut donc que les chimpanzés dosent la quantité ingérée en fonction de leurs besoins, de leur condition physique et des propriétés de la plante. Dans plus d’un tiers des cas, les plantes qu’ils sélectionnent sont similaires à celles utilisées par les Hommes en médecine traditionnelle dans des contextes semblables.
Ces quelques exemples témoignent de la capacité des chimpanzés à choisir des plantes ou parties de plantes qui contribuent au maintien ou à l’amélioration de leur santé, et à éviter celles qui pourraient empirer leur état. Ces conclusions ont pu être formulées grâce à la mobilisation de plusieurs expertises. Les analyses vétérinaires des fèces couplées à des observations comportementales fournissent ainsi des indications précieuses sur l’état de santé des animaux. En mettant ces données en relation avec celles issues de la récolte et l’analyse botanique, biologique et chimique des plantes sélectionnées par les primates, l’équipe de recherche de Sabrina Krief a mis en évidence la capacité d’automédication chez les grands singes.
La consommation de plantes médicinales se vérifie même dans le cas de chimpanzés orphelins élevés par l’Homme et relâchés en milieu naturel, ce qui amène à s’interroger sur l’origine de cette capacité. L’apprentissage se fait-il par transmission de savoir entre générations ou individus d’un même groupe ? Résulte-t-il d’un phénomène de mimétisme ou d’un apprentissage individuel par essai-erreur ? Quelle est la part innée de cette capacité ? Pour tenter de répondre à ces questions, Sabrina Krief et son équipe ont mené des études comparatives chez plusieurs espèces de grands singes africains, en milieu naturel comme en captivité. Celles-ci confirment l’existence d’essai-erreur individuel mais également l’importance de la transmission sociale dans le choix des substances à activités biologiques chez les chimpanzés.
Cette faculté des chimpanzés à adapter leur alimentation en fonction de leur état de santé est une belle découverte en matière de comportement animal ; elle s’avère également être une source d’espoir en termes de santé humaine. A ce jour, les Hommes n’ont en effet exploré qu’environ 10% des plantes à la fois pour leurs propriétés chimiques et biologiques. L’observation des choix médicinaux des chimpanzés permet de découvrir plus rapidement des plantes aux principes actifs intéressants, qui pourraient servir à la création de nouveaux remèdes. Encore faut-il que ces mêmes hommes ne détruisent pas les forêts tropicales, trésors de biodiversité et habitat des chimpanzés, aujourd’hui menacés de disparition dans un futur proche !