Au cœur de l’été, la nouvelle est presque passée inaperçue. Et pourtant, à travers le monde, les populations de poissons migrateurs (saumon, anguille, alose, esturgeon…) ont chuté de 76 % en près de 50 ans. Un pourcentage vertigineux, mis en lumière par un rapport inédit publié en juillet dernier par plusieurs ONG. Or ce déclin n’est pas inéluctable. De nombreuses équipes de recherche, comme celle de l’INRAE où travaille Patrick Lambert, luttent au quotidien pour conserver les poissons migrateurs.
Quelles sont les principales causes du déclin des poissons migrateurs ?
Ce sont les cinq pressions identifiées par l’Ipbes qui sont responsables de cette chute des populations : le changement climatique, la pollution, la surexploitation des ressources, ici la pêche, la perte d’habitat, en particulier les barrages, et les espèces envahissantes. Toutes cumulées, ces pressions impactent les poissons migrateurs qui voient leur population se réduire à un rythme alarmant d’année en année.
Existent-ils des solutions pour enrayer leur déclin ?
Il n’y a pas de solutions simples. Pour enrayer le déclin, il faut pouvoir agir sur toutes les causes. Si certaines actions, comme la lutte contre le changement climatique et la pollution, vont profiter indirectement aux poissons migrateurs, il est également possible de mettre en place des actions ciblées pour les protéger. Par exemple les passes ou ascenseurs à poissons vont permettre aux migrateurs de franchir les barrages et leur permettre ainsi d’atteindre les lieux de reproduction. Nous pouvons aussi inciter les pouvoirs publics à réduire l’effort de pêche. Le plan national anguille, mis en place en 2009, vise, par exemple à réduire drastiquement la pêche à l’anguille.
Le renforcement de population est aussi une solution proposée par la recherche. Vous et votre équipe travaillez notamment sur la dernière population au monde d’esturgeon européen vivant dans l’estuaire de la Dordogne et de la Garonne.
En effet, cette espèce fréquentait tous les cours d’eau d’Europe, de l’Espagne à l’Allemagne en passant par les îles britanniques, au début du XIXe. Or depuis un siècle, on assiste à son déclin. La dernière reproduction naturelle a eu lieu en 1994. À cette date, nous avons réussi à récupérer quelques individus et nous les avons aidés à se reproduire. Ces poissons mesurent 2 mètres et effectuent des milliers de kilomètres, les tenir en captivité est un vrai défi. Il a fallu ensuite attendre 15 ans pour que leurs portées atteignent leur maturité sexuelle et se reproduisent à leur tour. En 2007, nous avons relâché 6 000 individus, mais cela n’était pas assez. Nous estimons que seule une dizaine a survécu. En 2012, nous avons relâché 700 000 larves. C’est cet ordre de grandeur que nous devons atteindre pendant quelques années si nous voulons espérer que suffisamment d’esturgeons survivent. Cette année, des pêcheurs nous ont signalé un individu de plus d’1m50 près des zones de reproduction. Peut-être un animal de 2007. On a donc des signes encourageants mais l’histoire n’est pas encore écrite.
Le fait que tous ces poissons soient issus des mêmes géniteurs et soient par conséquent frères ou cousins ne posent-ils pas un problème de diversité génétique qui risque à moyen terme d’affaiblir leur espèce ?
C’est effectivement un risque. Nous avons dû pour répondre à cette question, mener des travaux de génétique. Les résultats sont plutôt encourageants, car avons constaté qu’originellement leur diversité génétique était faible. Nous faisons néanmoins tout notre possible lors de la reproduction assistée pour choisir les mâles et les femelles les plus différents possibles. Ce type de restauration ne pose pas seulement des questions de recherche génétique, elle pose aussi des questions liées à l’éthologie, la toxicologie ou encore au climat.
Quels sont justement les outils que la recherche peut mobiliser pour répondre à ces questions aussi complexes ?
Il y a toute une réflexion à mener sur l’approche intégrative, c’est-à-dire l’approche qui combine différentes disciplines comme ici l’éthologie, la toxicologie ou encore l’étude du changement climatique (cf exemple encadré). L’idée est d’intégrer toutes les questions soulevées par ces disciplines dans des modèles pour prédire le devenir des populations de migrateurs. Ces résultats nous aideront à discuter avec les décideurs et le public au niveau national, mais aussi au niveau international, car nombre de ces espèces parcourent de grandes distances et traversent les frontières. La volonté politique doit également être transfrontalière.
« Nous développons des approches qui permettent de diagnostiquer la présence de contaminants dans les milieux et leurs effets. Nous travaillons notamment avec une équipe de INRAE sur le cas de l’alose, un poisson migrateur qui disparait d’un de ses bassins de reproduction en Gironde. Nous cherchons à vérifier si leurs frayères, c’est-à-dire les endroits où ces poissons vont se reproduire, sont de qualité chimique suffisante pour permettre le développement embryonnaire. Pour cela, nous avons développé une approche ex situ (hors du milieu naturel) basée sur la dérivation d’eau de la rivière pour l’étudier. Nous avons ainsi l’avantage d’être en conditions contrôlées de laboratoire, avec de l’eau de la rivière qui coule en continu. Nous avons disposé des embryons de l’alose dans ce canal et attendons de voir s’ils se développent correctement. Nous en sommes au tout début de l’expérience. Si les aloses se développent bien nous aurons prouvé que le milieu n’est pas contaminé et il faudra alors expliquer pourquoi ces poissons migrateurs disparaissent de ce bassin. »