Le développement de la cueillette de plantes sauvages sur le territoire français : conditions et enjeux de la durabilité
Auteure : Florence Pinton, Professeure de sociologie à AgroParisTech.
Relecteur : Pierre Tousis, chargé de communication à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
Les différentes pratiques de cueillette se sont intensifiées et diversifiées depuis quelques décennies, soulevant la question de leur durabilité. La cueillette est fortement associée à un patrimoine et des visions partagées du monde et des valeurs associées à la nature et au sauvage. En France, cette dimension de la relation sensible au vivant agit sur les pratiques et est mise à l’épreuve par une volonté de professionnaliser le secteur.
Florence Pinton, docteure en sociologie, nous parle de l’évolution de cette pratique, entre normalisation du sauvage et maintien du lien entre l’humain et la nature.
Bien que la cueillette de plantes sauvages remonte aux origines de l’humanité, il aura fallu attendre les années 2010 pour que le monde académique et de la conservation se penchent sur la question. En cause, une explosion de la demande en produits naturels, des désirs de retour à la nature et un marché du sauvage en pleine expansion. Cette pratique s’est fortement développée aussi bien dans les sociétés occidentales, pourtant davantage tournées vers les médicaments de synthèse, que dans certains pays du Sud où l’offre et l’usage de produits naturels sont importants. Le regard porté sur les plantes s’est transformé avec l’émergence des discours autour de la valeur économique de la biodiversité et plus généralement des valeurs attribuées à la nature. Cette dynamique est-elle compatible, au moins en France, avec le réservoir de plantes sauvages présent dans l’espace rural et le maintien de la biodiversité ?
Longtemps associée à des savoirs populaires et à la figure du paysan, l’activité commerciale de cueillette repose aujourd’hui sur la revalorisation de ce patrimoine culturel, la redynamisation des territoires ruraux et l’opportunité de « vivre à la campagne » pour les nombreux jeunes attirés par ce métier, proche de la nature. Le développement de la demande industrielle en plantes à parfum, aromatiques et médicinales pousse aujourd’hui les cueilleurs de plantes sauvages à s’organiser et se structurer pour mieux répondre à la demande, mais aussi pour défendre leurs intérêts dans un champ devenu compétitif. Ce contexte invite à considérer les enjeux que font peser ces tentatives de formalisation et de définition sur un métier attaché à sa singularité et son autonomie, en interaction forte avec la nature.
Les gestionnaires d’espaces naturels ont longtemps ignoré l’économie de la cueillette, considérée comme marginale ou appelée à disparaître, tandis que la non reconnaissance de ce métier participait à l’invisibilité des cueilleurs. Ainsi, le recensement des activités et l’évaluation de leur durabilité à l’échelle nationale sont devenus des enjeux importants pour les institutions publiques. En parallèle, les pratiques, les conditions d’accès aux ressources, les plantes collectées comme les volumes prélevés font l’objet de nouvelles recherches. Selon une étude datant de 2018, ce sont plus de 700 espèces qui pourraient être cueillies en métropole et plusieurs centaines de cueilleurs professionnels en activité. Cette biodiversité végétale utilisée correspond à un peu plus de 10 % de la biodiversité végétale de la métropole. Un travail équivalent reste à faire dans les différents territoires ultra-marins, riches d’une très importante biodiversité.
Les cueilleurs forment un groupe hétérogène, tant du point de vue des pratiques, des volumes collectés, des territoires exploités que des circuits de commercialisation. Plusieurs profils-types ont été dressés dont celui de « l’artisan-cueilleur », qui se caractérise par un système artisanal de production mixte cueillette-culture ; une matière première valorisée en divers produits (tisane, baume, huiles essentielles, etc.) ; l’association de la vente directe à une volonté d’échange avec le consommateur sur les valeurs de la démarche ; une production responsable d’un point de vue environnemental et social ; des liens forts avec le territoire et ses acteurs locaux. La cueillette est dans ce cas complémentaire à une activité de culture, c’est une variable d’ajustement des revenus ou des ressources. L’artisan-cueilleur privilégie des modes de production peu gourmands en surface agricole et complète son activité par la cueillette de plantes présentes dans son milieu. Le grand investissement en temps requis par la cueillette est compensé par la fabrication de produits dérivés. Par exemple, “l’ail des ours” (Allium ursinum) est plus accessible par la cueillette, et l’effort qui y est consacré est compensé par la fabrication de produits alimentaires comme la tisane, la salade ou le pesto. Pour les plus itinérants qui se consacrent majoritairement à la cueillette, le repérage des espèces et la constitution de territoires de cueillette au sein de milieux naturels anthropisés sont des éléments stratégiques de leur activité. La coopération avec de nombreux acteurs composant l’espace rural (agriculteurs, forestiers, collectivités territoriales, parcs naturels régionaux, etc.) facilite l’accès aux plantes convoitées.
Pour garantir l’identification correcte des ressources qu’il prélève, le cueilleur fait appel à la botanique. Mais la pratique ne repose sur aucun référentiel établit. Chaque cueilleur est guidé par son lien au vivant et ses objectifs de durabilité. Ainsi, il faut distinguer les compétences relevant de savoirs naturalistes et agronomiques ou du savoir localisé et issu d’une certaine vision du sauvage et de la nature. Le savoir-faire, quant à lui, est une caractéristique essentielle de la cueillette. Il se rapporte au geste, à l’outil, à la plante concernée et au milieu de prélèvement. Il se traduit par l’acte technique, directement enrichi par la relation sensible au vivant et au végétal et incorporant des dimensions affectives et relationnelles. La plante oriente le comportement et les pratiques du cueilleur, car on lui prête des intentions comme des idées.
Il persiste une part sauvage en France comme dans tous les continents, et il s’agit de la préserver. Chez nous, ce sont notamment des plantes spontanées vivant dans des milieux plus ou moins anthropisés auxquels elles sont inféodées. Le sauvage d’aujourd’hui n’est plus le sauvage du néolithique. Pour le cueilleur contemporain, le « laisser-faire » est courant et, dans le meilleur des cas, il s’appuie sur les dynamiques écologiques pour prendre soin des milieux qui le font vivre. C’est sur cette capacité à coopérer de façon fructueuse avec le vivant, sur cette subjectivité, que s’ancre l’objectif de productivité et l’évaluation de la valeur accordée à la nature.
La cueillette a souffert d’une mauvaise image associée à son activité de prédation et aux excès dont elle peut être la source quand elle devient une opportunité d’enrichissement rapide. C’est pourquoi la création de l’Association française des cueilleurs professionnels de plantes sauvages (AFC) en 2011 avait pour ambition de représenter et promouvoir le métier dans sa diversité, de faire des cueilleurs des interlocuteurs crédibles pour l’ensemble des acteurs économiques et institutionnels de la filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM) et de construire une éthique de la cueillette en concertation avec les gestionnaires de l’environnement. À ce jour, l’association a permis de réunir des sensibilités différentes autour de l’idée de durabilité. Grâce à ce tour de force s’est enclenché un processus de professionnalisation qui fait débat et suscite quelques craintes. La professionnalisation va de pair avec un encadrement des apprentissages et la construction de règles quant à l’exercice du métier. Elle interroge de façon récurrente la pertinence de la normalisation du sauvage comme solution pour une utilisation durable des espèces sauvages eu égard à l’effacement qu’elle induirait des rapports de réciprocité avec la nature.
À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.
Florence Pinton, Professeure de sociologie à AgroParisTech
Julliand, C., Pinton, F., Garreta, R., & Lescure, J. P. (2019). Normaliser le sauvage : l’expérience française des cueilleurs professionnels. EchoGéo, 47. https://doi.org/10.4000/echogeo.16987
Lescure J.P., Thevenin T., Garreta R. & Morisson B. (2018). Les plantes faisant l’objet de cueillettes commerciales sur le territoire métropolitain. Une liste commentée. Le Monde des Plantes, 517 [2015] : 19-39.
Pinton F., Julliand C. et Lescure J-P., 2015 – Le producteur-cueilleur, un acteur de l’interstice ? Anthropology of food. http://aof.revues.org/7902
Albert-Llorca, M., & Garreta, R. (2016). Des sociétés rurales européennes aux cueilleurs professionnels des plantes sauvages : visions et pratiques de la nature. Les relations Homme-Nature dans la transition agro écologique. L’Harmattan, Paris : 107- 124.
Peltola, T., & Arpin, I. (2017). How We Come to Value Nature ? – A Pragmatist Perspective. Ecological Economics, 142, 12‑20. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2017.06.009