« Libre évolution » : de quoi parle-t-on ?
Auteurs : Denis Couvet, président de la FRB ; Hélène Soubelet, directrice de la FRB ; Aurélie Delavaud, responsable du pôle Science et communautés de recherche ; Agnès Hallosserie, responsable du pôle Coordination européenne et internationale
Réfléchir à des objectifs de préservation de la biodiversité soulève de nombreuses questions dont celles du type de protection et de gestion associées, à la fois dans les espaces protégés et dans le reste des territoires, ainsi que la place accordée aux processus évolutifs. C’est au travers de ces réflexions que l’on rencontre le concept de « libre évolution », qui guide d’ores et déjà les pratiques de certains gestionnaires. Pourtant, ce concept est aujourd’hui mal défini et largement absent des publications scientifiques. La FRB explore ici des contributions de la recherche pour appréhender les différentes facettes de ce concept et accompagner les gestionnaires d’espaces qui cherchent à préserver la libre évolution.
D’un point de vue écologique et évolutif, l’enjeu majeur de la libre évolution est la protection des processus évolutifs (au sens darwinien1), processus sur lesquels les humains influent plus ou moins fortement et volontairement. Cette vision de la protection de la biodiversité se distingue des notions de “patrimoine” ou de “capital naturel” – en particulier des visions statiques, visant à préserver un vivant figé.
S’intéresser à la libre évolution permet de tenir compte de la valeur intrinsèque de la biodiversité, d’aller au-delà des notions de “ressources” et de “services” dont les humains tirent bénéfices. Elle est néanmoins compatible avec une vision utilitariste. Autrement dit, la libre évolution prépare le futur des socio-écosystèmes2, en leur permettant de mieux s’adapter aux changements globaux et de continuer à fournir des services aux populations.
Fort de ces premiers éléments, concrètement, où et comment pratiquer la libre évolution ? Répondre à cette question demande d’apporter des précisions à ce concept de libre évolution, d’expliciter les tensions, contradictions, au regard de différentes conceptions. Deux d’entre elles notamment sont à distinguer schématiquement, déterminant des logiques et actions qui s’avèreraient fort différentes.
- CONCEPTION 1 : La libre évolution implique l’absence d’intervention humaine
L’avantage de cette définition est sa clarté.
Un inconvénient est qu’elle suppose que les humains ont été, sont, et surtout devraient à l’avenir être absents des écosystèmes afin d’exercer moins de pressions anthropiques, notamment les pressions majeures identifiées par l’Ipbes (changement d’usage des terres et des mers, exploitation des espèces, changement climatique, pollutions, espèces exotiques envahissantes), et de moins entraver les dynamiques évolutives des autres espèces.
Concernant le passé et le présent, cette vision des choses semble être une vue de l’esprit, au regard des travaux scientifiques, notamment en anthropologie. Elle a pu conduire à des expériences politiquement tragiques, comme celle, du Yellowstone, premier parc national créé dans le monde en 1872. Emblématique à ce titre, il a créé l’étalon pour les autres espaces à protection forte, et la notion de “wilderness” associée. Il s’agissait pourtant d’un territoire où les Amérindiens étaient présents, et dont ils ont été chassés (pour aller plus loin, voir The lost history of Yellowstone, Richard Grant, 2021). Concernant l’avenir, certains s’alarment des conséquences dramatiques pour des groupes humains si la moitié de la planète devait être préservée de présence humaine.
Ce constat conduit donc à concevoir une tolérance vis-à-vis d’une présence et d’actions humaines et à réfléchir les pratiques de gestion en termes de faible ou de non-intervention. Tous les espaces, protégés ou non, peuvent être concernés. Il s’agirait d’y définir :
- quels types de pratiques sont autorisées ? chasse et/ou de cueillette prémodernes3 par exemple ?
- à partir de quel niveau d’impact peut-on considérer que l’activité est à bannir ? comment mesurer cet impact, avec quel indicateur ?
- ou encore s’interroger sur le tourisme de nature, une activité de plus en plus populaire pour des urbains qui ressentent un éloignement vis-à-vis de la nature : les espaces de libre évolution leur seront-ils interdits ou réservés à quelques personnes (voir plus bas, dernière partie de cet article sur le guide Buffer) ?
Enfin, au-delà des interactions directes des humains avec les écosystèmes (prélèvements, entretien des paysages, etc.) se pose aussi la question des interactions indirectes, via les facteurs de pression anthropiques sur la biodiversité notamment le changement climatique, la pollution et les espèces exotiques envahissantes. Les écosystèmes les plus “sauvages” sont aujourd’hui exposés à ces pressions et sont amenés à évoluer dans ce contexte.
Se pose là encore un certain nombre de questions : à quel point la libre évolution devrait-elle être “accompagnée” sur le terrain vis-à-vis de ces pressions dont les efforts globaux visent à limiter l’impact ? Pour faire face au changement climatique par exemple, en accroissant l’irrigation, ou pour lutter contre les espèces exotiques envahissantes par des politiques de contrôle ou d’éradication d’espèces cibles, mais avec un impact potentiel sur les espèces natives. Dans ce cas, dans quelle mesure cette évolution serait-elle encore “libre” ?
- CONCEPTION 2 : La libre évolution consiste en la protection des processus évolutifs dans tous les écosystèmes
Cette conception plus inclusive, mais aussi plus floue, suggère que l’autonomie des non humains est importante quelles que soient les conditions écologiques. Elle suppose que le “problème” de la liberté se pose pour tout individu, population, espèce, etc., quel que soit l’espace considéré ; voire que c’était une question d’importance avant même l’arrivée des humains.
Cette conception correspond assez bien à la notion de « maintien du potentiel évolutif, adaptatif »4 des évolutionnistes. Il s’agit entre autres d’assurer une taille minimale dite efficace en termes d’effectif des populations, mais aussi de diversité génétique, de connexions entre ces populations, etc. pour que l’espèce ait des capacités d’adaptation, notamment face aux changements globaux (bien que cela ne puisse constituer une solution suffisante étant données la vitesse et la force des pressions directes et indirectes actuelles).
Un autre point d’entrée dans les politiques et pratiques de conservation de la biodiversité qui aboutirait à préserver la libre évolution est “l’intégrité des écosystèmes”. En effet, par définition, un écosystème qui a gardé son intégrité, sa complétude, est capable de s’adapter et d’évoluer pour faire face aux pressions, anthropiques ou non. Se distinguant de la première conception présentée ici (absence d’humains), la protection des processus évolutifs par le maintien du potentiel évolutif ou de l’intégrité des écosystèmes se préoccupe également des écosystèmes terrestres et marins très anthropisés – agricoles, urbains. L’autonomie des processus d’évolution des espèces sauvages est en effet importante pour le maintien des services – fournis, y compris par les écosystèmes anthropisés, notamment agricoles (par exemple, importance de la libre évolution des espèces assurant les fonctions de régulation des écosystèmes, faune du sol, auxiliaires des cultures, etc.). On peut remarquer qu’il peut s’agir aussi de “contraindre” l’évolution de certaines espèces dans ces espaces. Il s’agit ainsi d’éviter la “libre évolution” des ravageurs des cultures, des pathogènes, etc. aux stratégies de lutte (pesticides, antibiotiques, etc.) mises en place par les humains.
En ce qui concerne les espaces perçus comme “sauvages”, avec cette conception, il s’agit de montrer les différences et ajouts qu’il importe de faire par rapport aux politiques actuelles de protection de ces espaces, qui conduiraient à protéger aussi bien la biodiversité présente que les processus évolutifs ; mais aussi par rapport à la temporalité accordée aux actions (les impacts humains sur le potentiel évolutif peuvent être rapides et le recouvrement d’une diversité et de processus évolutifs lents) ou encore la fragile ligne de crête relative aux dynamiques d’extinctions (qui font aussi partie de l’évolution, à un taux moindre que celui de la crise actuelle).
Pour instaurer des conditions de libre évolution, quels que soient les espaces, il peut être essentiel de restaurer des fonctions écologiques perdues tels que la pollinisation ou le contrôle biologique en faisant appel à diverses techniques qui relèvent du ré-ensauvagement5. Ce fut le cas par exemple avec la réintroduction du loup dans le Yellowstone afin de restaurer les possibilités de libre évolution de la végétation, tout en contrôlant la prolifération des herbivores6.
Cette perspective de ré-ensauvagement suppose des interventions humaines, fait cohabiter des actions de restauration, de gestion et de limitation des pressions. Elle n’est donc pas compatible avec la conception d’une libre évolution sans action humaine. Un exemple des plus aboutis en Europe, mais qui n’est pas du tout généralisable, est la zone de Tchernobyl, qui présente une grande diversité de grands herbivores et de carnivores suite à des opérations de réintroduction combinées à des retours naturels de la faune et de la flore dans cet espace déserté par les humains. Cette tension, entre “libre” évolution et action humaine, nécessite de réfléchir aux conditions et précautions à prendre lors d’opérations de ré-ensauvagement.
On peut ainsi interroger la place du ré-ensauvagement dans la libre évolution pour mettre ses finalités et effets attendus à l’épreuve des réalités et des pratiques.
Au-delà, les notions de “libre évolution” et de “ré-ensauvagement” posent la question des co-évolutions entre toutes les espèces, y compris les humains, et dans tous les espaces. En effet, selon la Convention sur la diversité biologique, l’objectif pour l’humanité devrait être de “Vivre en harmonie avec la nature”, c’est-à-dire de garantir le bien-être de tous les humains, tout en protégeant la biodiversité, utilisant durablement les ressources naturelles et partageant équitablement les avantages issus de la biodiversité.
Financés par Biodiversa, réseau européen de programmation et de financement de la recherche sur la biodiversité, des travaux scientifiques relatifs aux aires marines protégées (projet Buffer) proposent quatre niveaux de protection en fonction des activités humaines autorisées et de leurs niveaux d’impacts associés. L’intérêt de cette approche réside dans le fait qu’elle n’exclue jamais complètement les humains des espaces considérés et permet sans doute à tous les niveaux de protection une certaine forme de libre évolution. Elle permet donc d’avancer dans la définition du concept de “libre évolution” dans le cas des espaces naturels.
- Niveau 1 = des espaces entièrement protégés
Aucune activité extractive ou destructrice n’est autorisée. Tous les impacts sont réduits et les activités sont autorisées à l’aune de l’échelle de l’aire protégée (une grande aire protégée pourra accueillir plus d’impacts qu’une petite aire protégée). Le tourisme non extractif à faible impact ou les activités culturelles à faible impact sont ainsi compatibles avec des aires entièrement protégées, à condition que l’impact collectif soit faible. Les activités potentiellement impactantes telles que l’aquaculture ne sont autorisées qu’à des fins de restauration et non d’extraction.
- Niveau 2 = des aires hautement protégées
Seules les activités extractives légères à faible impact total sont autorisées, tous les autres impacts étant réduits. Par exemple, une petite pêche de subsistance ou à petite échelle avec un impact minimal, pourra être autorisée en fonction du nombre de pêcheurs et des types d’engins (cinq engins ou moins, à faible impact ou hautement sélectifs). Le tourisme à faible impact et l’aquaculture à faible densité et non alimentée en intrants sont possibles. Les zones hautement protégées peuvent permettre des activités culturelles et traditionnelles à faible impact telles que la pêche durable par les communautés autochtones, qui sont soutenues par des droits de propriété clairs accordant aux parties prenantes locales et aux détenteurs de droits le pouvoir de gouverner les zones, y compris en restreignant l’exploitation par des acteurs non locaux.
- Niveau 3 = des aires moyennement protégées
Une extraction modérée à substantielle ainsi que d’autres impacts sont autorisés. Ces aires protégées peuvent assurer une certaine protection de la biodiversité pour certaines espèces ou certains habitats, mais le nombre et les impacts des activités autorisées rendent ces espaces moins efficaces à protéger globalement la biodiversité. Un plus grand nombre de types d’engins de pêche peut être utilisé (10 ou moins avec des types d’engins moins sélectifs, tels que des filets maillants, des trémails ou des filets dérivants à petite échelle). Le tourisme peut avoir des impacts modérés sur les habitats et les espèces, tels que les dommages causés par la plongée récréative à haute intensité. L’aquaculture peut avoir lieu au moyen de méthodes semi-intensives sans intrants ou alors à petite échelle et à faible densité.
- Niveau 4 = des aires à protection faible
Une extraction extensive et d’autres impacts sont autorisés, mais le site offre tout de même certains avantages en termes de conservation dans la zone, suffisante pour répondre à la définition de l’UICN d’une aire marine protégée. Par exemple, la zone ne doit pas permettre la pêche industrielle, néanmoins, les aires peu protégées sont peu susceptibles de fournir des avantages substantiels de conservation de la biodiversité pour la nature et les personnes. Une analyse récente a montré que plus de 10 types d’engins de pêche utilisés dans une aire marine protégée à des fins récréatives ou commerciales entraînent probablement des impacts à grande échelle. Les aires à protection faible autorisent souvent l’extraction de nombreux types d’engins ou d’engins à fort impact et peuvent inclure une aquaculture à densité moyenne à élevée et/ou des ancrages ou des infrastructures à fort impact.
Deux grandes conceptions de la libre évolution cohabitent, chacune porteuse d’une vision différente de la place et du rôle des humains dans les écosystèmes. Dans les pratiques de gestion qu’elles impliquent, un certain nombre de problématiques sont communes, comme les restrictions de l’accès et/ou d’utilisation. Alors que l’évolution – libre ? – évoque souvent des espaces vierges d’intervention et de présence humaine, nous affirmons ici le potentiel de cette notion pour penser la préservation de la biodiversité au sens large, aussi bien pour les espaces anthropisés, où la nature est présente et exerce des fonctions importantes, que les espaces naturels ou semi-naturels (par exemple dans le cas de l’agriculture). La définition de “libre évolution” peut donc fortement varier selon le cadre juridique des espaces dans lesquels elle est mise en place, les actions humaines qui y sont tolérées voire encouragées, la pertinence du ré-ensauvagement, etc.
En contre-points de l’approche de libre évolution, il pourrait être intéressant de définir ce que seraient des espaces où la libre évolution n’est pas possible, pour les identifier et travailler à réduire les pressions afin de redonner à la biodiversité la capacité de s’adapter aux changements globaux.
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