Défis climatiques et espèces exotiques envahissantes : un dangereux combo pour la biodiversité
Scientifique : Philippe Goulletquer, directeur de recherche à l‘Ifremer
Auteure : Julie de Bouville, responsable de la communication internationale à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB)
Les conséquences du changement climatique sur les écosystèmes marins peuvent se révéler à l’origine de l’essor rapide d’invasions biologiques. Les températures plus chaudes ou le manque de précipitation dû au changement climatique permettent à certaines espèces de se répandre, menaçant l’équilibre écologique et la biodiversité marine. Dans les régions polaires, par exemple, le réchauffement climatique a ainsi ouvert de nouvelles voies maritimes accessibles aux hommes, drainant avec eux volontairement ou non tout un cortège d’espèces. Bien que des réglementations émergent pour contrôler ces introductions, la sensibilisation du public et des décideurs reste essentielle pour préserver nos écosystèmes marins.
Il aura fallu quelques années seulement à l’huitre creuse pour se répandre le long des côtes françaises. Originaire du Pacifique Nord-Ouest, cette huître introduite dans les années 70 en France ne se reproduisait qu’en Sud Loire. Mais à la faveur du changement climatique, sa population a explosé jusqu’à développer des populations dans les fjords norvégiens. Les températures de l’eau, plus chaudes, lui ont permis de se développer et de se reproduire bien plus efficacement, au point d’entrainer une concurrence pour les ressources alimentaires avec les huîtres indigènes et de perturber l’équilibre écologique. Pour Philippe Goulletquer, directeur de recherche à l‘Ifremer « à l’échelle marine, le changement climatique influe, sur la propagation d’espèces exotiques envahissantes en créant les conditions favorables à leur développement ».
Avec l’augmentation des températures, les écosystèmes se modifient. « On constate que certaines barrières biogéographiques naturelles, telles que des températures froides ou des eaux salées sont aussi altérées », poursuit le chercheur. Récemment, le Canal de Panama est devenu une voie d’introduction d’espèces exotiques à cause de la modification de son écosystème. Ce canal artificiel, reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique à travers l’isthme de Panama en Amérique centrale, a fait l’objet d’un vaste projet d’élargissement visant à accroître sa capacité et le passage de navires plus imposant. Pour permettre aux bateaux de franchir les différents niveaux d’un océan à l’autre, des écluses sont utilisées. L’eau nécessaire au fonctionnement des écluses provient principalement du lac Gatún, un lac artificiel créé lors de la construction du canal, dont le niveau dépend des précipitations. « Or à l’heure actuelle, on assiste à une réduction des eaux de pluie due au changement climatique. Les lacs s’assèchent et moins d’eau douce passe au niveau du canal », précise Philippe Goulletquer. Or cette eau douce représente une barrière naturelle aux espèces marines due à une faible salinité. « La connectivité entre la partie pacifique et le golfe du Mexique est en train de s’accroitre. Dans les prochaines années beaucoup plus d’espèces exotiques pourront passer. »
Le changement climatique ouvre également de nouvelles voies maritimes. Les régions polaires telles que l’Arctique et l’Antarctique ont notamment vu ces dernières années l’arrivée d’un grand nombre de navires, rendue possible par la fonte des glaces qui réduit les épaisseurs glaciaires et ouvre des voies aux croisières, aux cargos et aux navires de recherche. Les rives de l’île de Baffin, par exemple, situées au nord-ouest canadien connaissent un volume de trafic maritime qui a été multiplié par trois au cours des vingt dernières années. Cette région voit désormais passer paquebots de croisière, navires de la garde côtière, yachts de plaisance, et même des bateaux pneumatiques remplis de touristes. Le réchauffement climatique sans précédent et la fonte des glaces marines favorisent l’émergence de nouvelles industries et activités dans la région. Désormais, des navires du monde entier se dirigent vers l’Arctique. « Pour essayer d’endiguer l’arrivée potentielle d’espèces exotiques, on demande maintenant aux touristes de se changer quand ils mettent pied à terre pour éviter d’introduire des graines d’origine terrestre » souligne le scientifique.
Mais ces initiatives et mesures n’ont pas empêché, jusqu’à récemment, la venue d’espèces marines dissimulées dans les eaux et sédiments de ballast, ou bien fixées sur les coques de navires. Ces eaux, pompées dans les réservoirs des bateaux, fournissent la stabilité et de la sécurité lors de la navigation. L’une des principales préoccupations est l’introduction d’espèces marines envahissantes. « Lorsque l’eau de ballast est pompée dans une zone océanique, des organismes marins tels que les larves, les œufs ou les microorganismes peuvent être aspirés avec l’eau. Une fois déversés dans une nouvelle zone, ces organismes peuvent devenir des espèces envahissantes et perturber l’écosystème local. »
Pour lutter contre ce problème, de nombreux pays et organisations internationales ont adopté des réglementations sur les eaux de ballast. Depuis 2017, la Convention internationale pour le contrôle et la gestion de ces eaux établit des normes et des directives pour le traitement et leur gestion. Dès 2024 tous les bateaux devront être équipés de dispositifs de traitement des eaux, tels que des systèmes de filtration, de désinfection par ultra-violets ou de chloration, afin d’éliminer ou de réduire la présence d’organismes vivants. Certains pays peuvent également exiger que les navires échangent leurs eaux de ballast en haute mer, loin des zones côtières sensibles, pour minimiser les risques de propagation d’espèces invasives . Pour le scientifique, « la règlementation n’en n’est qu’à ses débuts. Les biosalissures des coques de bateaux par exemple ne font l’objet d’aucune réglementation. »
En matière de lutte contre les effets conjoints du changement climatique et des espèces exotiques envahissantes, « il est essentiel de s’appuyer sur des scénarios et des perspectives d’évaluation de risques pour évaluer les effets à venir du trafic maritime. » insiste Philippe Goulletquer. Les scientifiques vont alors chercher à évaluer le potentiel invasif des espèces et les projections à moyen terme du changement climatique sur la zone étudiée. « Dès le commencement d’une évaluation, on prend en compte les prévisions du Giec, qui indiquent des hausses de température de + 2 degrés, puis on regarde les projections à envisager pour ces espèces. Cela implique de documenter et de surveiller les ports de départ et d’arrivée. Cela signifie également avoir une connaissance globale des espèces à l’échelle mondiale et de favoriser les échanges opérationnels entre scientifiques et gestionnaires. »
Mais est-ce que cette connaissance se traduit concrètement dans les décisions prises ? « Pas vraiment, déplore Philippe Goulletquer. Néanmoins quand le texte sur les eaux de ballast n’était pas opérationnel, il y avait quand même d’un port à l’autre des mesures de précaution, mais cela restait ponctuel. » La communication est importante notamment pour le milieu marin où les espèces exotiques envahissantes sont moins connues. “Si on regarde par exemple la presse, la couverture médiatique se fait plutôt au niveau des espèces d’origine terrestres ou encore celles qui posent problème pour la santé publique. En milieu marin c’est beaucoup moins le cas alors que les côtes métropolitaines françaises recensent plus de 400 espèces exotiques, dont 10 % d’entre elles sont espèces exotiques envahissantes. Mais dès qu’il s’agit d’espèces marines, on en parle beaucoup moins. »
La sensibilisation du public et des décideurs politiques est pourtant clé pour renforcer les mesures de protection de la biodiversité marine. « En conjuguant efforts scientifiques, réglementations adaptées et sensibilisation, nous pourrons espérer limiter l’impact dévastateur combiné du changement climatique et des invasions biologiques sur la biodiversité marine et préserver ainsi les écosystèmes marins. »
À l’occasion de la publication du rapport d’évaluation de l’Ipbes sur les espèces exotiques envahissantes et leur contrôle (connu sous le nom de « Rapport sur les espèces exotiques envahissantes ») lors de sa dixième session plénière, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et le Muséum national d’Histoire naturelle donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.
Philippe Goulletquer, directeur de recherche à l‘Ifremer.