Le cachemire à petits prix : un commerce qui coûte cher aux écosystèmes mongols
Article écrit en collaboration avec Sophie Devienne (chercheure à AgroParisTech)
Auteur : Hugo Dugast (chargé de communication)
Relectures : Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES), Julie de Bouville (Responsable communication)
Depuis sa sortie du bloc soviétique et son ouverture à l’économie de marché en 1992, la Mongolie voit sa steppe se dégrader sous les effets conjugués du climat et du surpâturage. L’explosion du nombre de chèvres élevées pour la fabrication du cachemire en est une des principales causes. Passées de 5 à 27 millions de têtes en 30 ans, les chèvres participent activement à la désertification des steppes.
Selon une étude fondée sur des données satellitaires, un très fort recul de la végétation dans les steppes mongoles est en cours. Il serait largement dû à l’augmentation du bétail dans le pays. Si les variations des précipitations jouent un rôle important, le surpâturage paraît en être la cause principale. Cette baisse de biomasse végétale est loin d’être homogène sur l’ensemble du territoire, et pose encore question. Cependant, dans les zones limitrophes du désert de Gobi, on attribue plus de 80 % de la perte de végétation au cheptel. Et sur l’ensemble du pays, c’est une perte de 12 % de territoire végétalisé qui a été comptabilisée entre 2002 et 2012 (Hilker et al., 2014). Cette dégradation de la steppe se traduit par une désertification qui prend notamment sa source dans le développement d’un commerce lucratif : celui du cachemire.
Si, depuis la sortie de la Mongolie du bloc soviétique en 1990, les produits de l’élevage comme la viande et la laine ont connu un effondrement de leurs prix, le cachemire, lui, se porte bien et l’élevage des “chèvres cachemires” s’est accru.
De la fin des années 1980 aux années 2000, le cheptel de chèvres a en effet triplé sur l’ensemble du pays. Pour la première fois, les chèvres ont surpassé en nombre les moutons, qui étaient jusqu’ici le moyen de subsistance privilégié des mongols. Cette augmentation soudaine accompagne un constat sévère : dès 2002, 70 % de l’écosystème de steppe est considéré comme dégradé (UNEP, 2002). Les chèvres sont en effet plus efficaces que les moutons pour arracher le moindre brin d’herbe, en les broutant jusqu’à la racine. Ceci favorise l’appauvrissement des sols et contribue à l’envahissement par le sable des terres où le couvert végétal est dégradé. Pour mesurer le poids de l’élevage dans le pays, le nombre de têtes de bétail toutes espèces confondues est passé de 26 millions en 1990 à plus de 66 millions en 2018, pour une population d’un peu plus de 3 millions d’habitants. Le nombre de chèvres a lui explosé dans le même temps, passant de 5 millions à plus de 27 millions de têtes (National Statistic Office of Mongolia).
Or, les écosystèmes mongols ne peuvent supporter qu’entre 20 et 25 millions de bêtes, et non 66 millions comme aujourd’hui. La végétation mongole en termes de biomasse est encore très importante, avec des variations selon les régions, mais le déclin de biodiversité est déjà mesurable. Entre 1997 et 2008, une étude a mis en évidence le changement de composition et la production des pâturages. En 11 ans, dans les écosystèmes dits de steppes forestières au nord du pays, le nombre d’espèces de plantes a chuté en moyenne de 32,8 %.
Dans la région centrale du Bayan Ovoo, une étude a montré que la densité de chèvres sur le territoire a été multipliée par 6, celle en mouton par 2 entre 1994 et 2013. Dans le même temps, les chercheurs ont constaté une chute significative de la diversité des espèces de plantes dans les steppes des zones montagneuses. Certaines espèces herbacées caractéristiques de ces régions ont laissé place à d’autres, plus tolérantes au broutage et à la sécheresse. La couverture en arbuste (Artemisia frigida) a également chuté. Ces arbustes sont consommés par tout type de bétail, mais préférés par les moutons et les chèvres. Le changement de composition des élevages, composé majoritairement de chèvres et de moutons, a bien des effets négatifs sur la biodiversité (Khishigbayar et al., 2015).
Par ailleurs, le développement d’autres activités humaines a eu d’importants impacts environnementaux, notamment depuis ces trente dernières années. Les activités minières et la déforestation ont accompagné l’intensification du pâturage dans la destruction progressive des sols, la fréquence des tempêtes de sable ou encore la dégradation de la végétation dans certaines régions.
Si la plupart des écosystèmes de prairies se trouvent modifiés, peu sont dans un état dégradé au point d’être irréversible (Khishigbayar et al., 2015). En revanche, si la pression de pâturage ne diminue pas, les régions du centre et du nord approchent plus rapidement d’un point de non-retour. L’empreinte écologique1 sur l’ensemble du territoire mongol a doublé entre 1961 et 2012, et dans le même temps, la capacité biologique du pays – capacité des écosystèmes à fournir des ressources de manière durable – a baissé de 20 % (Volodya et al., 2018). Ces menaces sont en grande partie liées aux risques climatiques mais aussi à la réorganisation importante qui a suivi la transition économique et démocratique du pays qui s’est principalement développé sur trois secteurs : l’exploitation minière, l’élevage et le tourisme.
Dans cette transformation, les pratiques d’élevage jouent un rôle central. La dérégulation de l’accès aux pâturages et la privatisation des cheptels en 1992 a poussé les éleveurs à faire grandir leurs troupeaux et à profiter des prairies à leur avantage personnel, pour garantir leurs revenus. Cette absence de régulation et de coordination entre éleveurs va mettre la bonne gestion de la ressource au second plan. Les pratiques nomades traditionnelles laissent en partie place à des pratiques d’élevage plus sédentaires, qui dégradent encore plus les terres. Les difficultés à déplacer de grands élevages, liées à des défauts d’infrastructure ou à la construction d’abris pour l’hiver, entrainent une plus forte concentration du pâturage. De plus, le prix du cachemire élevé dans les années 2000, pousse les éleveurs à accorder une place particulièrement importante aux chèvres dans leur élevage (Devienne, 2013).
Le nombre de bêtes a augmenté exponentiellement, mais le nombre d’éleveurs traditionnels a lui diminué. Des gestionnaires de troupeaux ne possédant pas les connaissances écologiques traditionnelles mettent actuellement en péril l’écosystème sur lequel ces pratiques reposent (Volodya et al., 2018). En réponse, des décisions sont prises par le gouvernement et de nombreuses organisations pour valoriser les bonnes pratiques. De la création de labels cachemires plus respectueux de l’environnement, au soutien par l’état mongol des élevages nomades, les initiatives pour protéger la steppe en péril se mettent en place. Depuis 1999, plus de 2 000 groupes de bergers se sont formés pour éduquer et soutenir les éleveurs dans la gestion durable de leurs terres et de leur cheptel (Fernández-Giménez et al., 2012). Ce mouvement de gestion des prairies confiée aux communautés tente de maintenir des pratiques traditionnelles a priori plus respectueuses de la steppe. À partir de 2010, les populations de chèvres cachemire se sont stabilisées, et aujourd’hui, le nombre de moutons a dépassé le nombre de chèvres (National Statistic Office of Mongolia). Une revalorisation des produits animaux divers pourrait également rééquilibrer les compositions de cheptels et surtout permettre aux éleveurs de vivre de leur activité avec des effectifs respectant la capacité de l’écosystème (Devienne, 2013).
Les pulls comme les écharpes en cachemire sont aujourd’hui un produit de consommation de masse. À l’aune des multiples tentatives de rééquilibrage de l’écosystème, une attention toute particulière des consommateurs est nécessaire lorsqu’ils se procurent ce type de vêtements.
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1. L’empreinte écologique est un indicateur développé par Global Footprint Network qui permet de mesurer la pression exercée par l’Homme sur son milieu en estimant la surface terrestre nécessaire pour subvenir à ses besoins.