[Conseil scientifique] Interview de Juliette Young
Juliette Young est directrice de recherche à Inrae mais également membre du Conseil scientifique de la FRB et du comité scientifique du Cesab de la Fondation. Une de ses grandes lignes de recherche porte sur les conflits de conservation entre la préservation de la biodiversité et les autres activités humaines. Dans le cadre d’une série de portraits des membres actuels du Conseil scientifique de la Fondation, Juliette Young a souhaité nous parler d’un guide dont elle est co-autrice afin de nous expliquer sa thématique de recherche. Bonne lecture !
Qu’est-ce qu’un conflit et de quels conflits parle-t-on ?
La définition vers laquelle nous avons convergé au sein du groupe UICN est qu’un conflit est souvent représenté par des frictions (« struggles ») qui apparaissent lorsque la présence ou le comportement de la faune sauvage constitue une menace réelle ou perçue, directe et récurrente, pour les intérêts ou les besoins de l’humain, entraînant des désaccords entre les groupes de personnes et des impacts négatifs sur les personnes et/ou la faune sauvage. Cette définition, d’apparence simple, a pris presque trois ans pour aboutir à sa version finale !
Dans l’imaginaire collectif, le terme “conflit” est synonyme de dispute et donc a nécessairement un résultat négatif. Dans les cas présentés dans le guide, et dans mon expérience, les conflits peuvent être positif dans le sens où ils peuvent être des opportunités amenant à un dialogue, à des actions permettant de transformer une situation en situation moins négative ou d’autant plus positive.
De même, les « objets » du conflit sont aussi souvent associés aux espèces charismatiques en premier lieu (lion, ours, loup, tigre…) alors qu’il s’agit très souvent d’autres espèces auxquelles on n’associe pas de « problèmes » mais qui peuvent aussi être à la base de conflits (corvidés, mustélidés, castors…).
Pour aller plus loin | Quelques caractéristiques des conflits identifiées dans la définition
1/ Les interactions directes et récurrentes : les conflits résultent d’une forme de dommage ou menace, perçue ou réelle, causée par la faune sauvage. Toutefois, la mesure dans laquelle cette menace dépend réellement de la présence ou le comportement des animaux va varier considérablement.
2/ Les conflits entre les humains et la faune sont presque toujours sous-tendus par des conflits sociaux entre les personnes au sujet de la gestion de la faune (exemple du loup en France). Les conflits sont utilisés comme un moyen d’exprimer autre chose n’ayant plus aucun rapport avec l’espèce en question, comme des notions de valeurs, de pouvoirs, de justice sociale, etc.
3/ Les conflits ont tendance à concerner des espèces menacées et qui peuvent avoir un impact négatif (exemple en Ecosse, où le pygargue a été réintroduit après avoir disparu du territoire). Quand on a des conflits avec des espèces menacées : les enjeux vont être beaucoup plus importants et les solutions beaucoup plus complexes car il n’y a pas la possibilité d’éliminer légalement ces espèces, ce qui exacerbe les conflits sociaux.
Le document que tu nous présentes prend la forme d’un guide avec des principes de gestion de conflits illustrés par des études de cas. Quels sont ces principes ?
Ce document aborde en effet des grands principes auxquels on ne peut déroger dans la gestion de conflits entre humains et faune sauvage. En plus de ces principes, ce que j’affectionne particulièrement dans le guide, est la série de « guiding principles». Ces principes permettent à l’utilisateur de naviguer et de mettre en pratique ces principes. Je reviens sur chaque principe en insistant sur un point ou un exemple.
1/ Ne pas nuire
Une notion qui m’a particulièrement marquée est le concept de « positionalité », ou la manière dont l’identité d’un individu influence son interprétation du monde et la manière dont il est perçu par les autres. C’est essentiel d’en être conscient et d’être transparent avec cela !
2/ Comprendre les problèmes et le contexte
Dans la plupart des conflits, on adopte une vision myope de la partie émergée de l’iceberg qui se restreint aux disputes et on néglige donc toute la partie immergée et sous-jacente aux conflits comme : les connaissances traditionnelles, les questions de valeurs et croyances, de culture ou d’histoire et d’expériences. En effet, si on n’a qu’une vue biaisée d’un acteur, on ne verra jamais le conflit dans son entièreté et cela risque d’avoir des impacts sur la façon dont on décide de gérer un conflit.
- Exemple : travail réalisé lors de la réintroduction des castors en Ecosse pour comprendre l’ensemble des attentes et idées des acteurs en lien avec cette réintroduction, en amont de la réintroduction.
Coz, Deborah M. and Juliette Claire Young. “Conflicts over wildlife conservation: Learning from the reintroduction of beavers in Scotland.” People and Nature (2020): n. pag.
3/ Travailler ensemble
Travailler avec les “parties prenantes”, c’est une base. C’est un challenge pratique et éthique à relever pour viser des résultats pour tous. C’est important pour comprendre la situation bien sûr, mais aussi pour que cette compréhension soit partagée, pour établir la confiance nécessaire, trouver des pistes innovantes de résolution – de surcroît pour et par les parties prenantes.
- Exemple en Italie dans le cadre d’un projet LIFE coordonné par Valeria Salvatori qui travaillait avec des acteurs du territoire : des éleveurs de brebis qui produisaient un fromage d’appellation protégée dont le cahier des charges voulait que les bêtes soient en liberté. Le retour du loup sur le territoire a entraîné des conflits avec la population locale qui n’était plus du tout habituée à la présence du loup.
- Pendant plus de 5 ans, des chercheurs ont travaillé avec des acteurs du territoire pour identifier et mettre en place une douzaine d’actions très concrètes sur le territoire. Une grande partie du travail a porté sur l’instauration en amont d’une relation de confiance entre les différentes parties.
- Marino, et al., Broadening the toolset for stakeholder engagement to explore consensus over wolf management, Journal of Environmental Management, 2021
4/ Intégrer la science et la politique
L’intégration de différents types de connaissances peut contribuer à donner une meilleure image globale d’une situation de conflit et à mieux éclairer la prise de décision.
- Exemple en Ecosse : conflit entre deux espèces protégées : les phoques et les saumons. En 2003-2004, les gouvernement écossais a observé une chute importante du nombre de phoques et de saumons ce qui l’a amené à interdire toute chasse de phoque, face à quoi des pêcheurs ont mis en place une approche de gestion de conflit dans laquelle les connaissances des chercheurs et des acteurs locaux étaient intégrés, et où ils sont allés voir le gouvernement à la demande de paramètres au sein desquels ils pouvaient naviguer pour continuer leurs activités sans pour autant nuire aux populations de phoques.
5/ Permettre des trajectoires durables
Dans les situations de conflit, les différents acteurs ont souvent des points de vue différents sur ce qui constitue un conflit géré. Sans comprendre ces différentes perceptions, sans en discuter et sans parvenir à un accord, il est peu probable que les acteurs parviennent à un avenir souhaitable.
- Exemple en Bourgogne-Franche-Comté : identification d’une vision commune de l’agriculture durable au sein de la région. Des trajectoires durables ont été développées par des acteurs du territoire. Avec des solutions axées sur la communication entre agriculteurs et avec d’autres acteurs du territoire.
Young, Calla and Lecuyer. “Just and sustainable transformed agricultural landscapes: An analysis based on local food actors’ ideal visions of agriculture.” Agriculture, Ecosystems & Environment (2023): n. pag.
Retrouvez le rapport complet et ses futures traductions sur la page dédiée du site de l’UICN.
Qui est Juliette Young ?
Juliette Young est directrice de recherches à Inrae. Depuis 2017, elle fait partie du groupe de travail spécifique de l’UICN sur les conflits et la coexistence entre humains et faune sauvage.
À travers la FRB, Juliette est également membre du Conseil scientifique de la FRB et du comité scientifique de son Cesab.
– Sabrina Gaba sur la Zone Atelier, traitant des enjeux d’alimentation, d’agriculture et de santé face à l’usage intensif de pesticides.
– Line le Gall sur le projet AtlaSEA, visant à créer un atlas en libre-service de génomes marins.