Bouquetins, brucellose et action publique : les apports de la science pour repenser les frontières entre biodiversité sauvage et activités humaines
Interview de : Isabelle Arpin, sociologue au Laboratoire des écosystèmes et des sociétés en montagne (LESSEM), au centre INRAE de Grenoble
Propos recueillis par : Hélène Soubelet, directrice de la FRB
Relecture : Julie de Bouville, experte en communication
Pour consulter l’article :
Arpin Isabelle, « Une vie sauvage sans frontières ? Le cas de la contamination des bouquetins du Bargy », Zilsel, 2020/2 (N° 7), p. 179-198. DOI : 10.3917/zil.007.0179.
https://www.cairn.info/revue-zilsel-2020-2-page-179.htm
Après une chasse intense qui a quasiment conduit à son éradication, le bouquetin est la première espèce à avoir fait l’objet de mesures de conservation à partir de 1821. Un an auparavant, seuls une centaine d’animaux survivaient en Italie, dans le massif du Grand Paradis qui a ensuite été transformé en une réserve royale de chasse à partir de1836. Un peu plus tard, en 1910, les chasseurs ont financé des opérations de réintroduction issues de captures illégales d’individus en provenance d’Italie, afin de pouvoir poursuivre leurs activités cynégétiques. Ainsi des colonies ont été reconstituées en Suisse puis en France à partir de 1911.
C’est l’objectif de protection du bouquetin dans le massif alpin qui a été à l’origine en 1914 de la création du parc national Suisse, puis en 1922 du parc national du Grand Paradis en Italie et enfin du parc national de la Vanoise en 1963.
Malgré ces dispositions, la chasse au bouquetin a perduré et au milieu du 20e siècle, en France il ne restait plus que quelques individus réfugiés en Haute-Maurienne.
Les populations alpines de bouquetins sont ainsi toutes issues de la colonie du Grand Paradis, à l’origine d’une dizaine de colonies en Suisse. Elles sont donc caractérisées par une faible diversité génétique. Les bouquetins du massif du Bargy en Haute-Savoie, descendent d’une quinzaine d’animaux réintroduits dans les années 1970 à partir de la Suisse.
En 2012, deux cas de brucellose chez de jeunes garçons ont été déclarés sur la commune du Grand Bornand. L’enquête épidémiologique a conclu à une origine alimentaire : une tomme blanche de reblochon issue du lait cru d’une petite exploitation familiale. Des analyses sur les troupeaux avoisinants et sur la faune sauvage ont révélé l’absence de contamination des autres cheptels, mais une forte contamination des bouquetins par la même souche bactérienne, Brucella melitensis biovar 3.
Le caractère peu commun de cette contamination explique en partie les errements de gestion qui ont découlé de cette découverte. D’une part, c’était la première fois que l’existence d’un réservoir sauvage “bouquetins” était mise en évidence, jusqu’alors les ongulés sauvages étaient considérés comme un « cul-de-sac » épidémiologique; d’autre part, l’exploitation, d’une vingtaine de vaches et commercialisant des fromages au lait cru, ne présentait pas les critères de risques habituels que l’on peut notamment retrouver dans les élevages industriels mondialisés. Enfin, une hypothèse probable pour le dernier foyer de brucellose, datant de 1999, était que la transmission s’était d’abord faite des bovins aux bouquetins qui avaient maintenu la maladie à bas bruit pendant une dizaine d’années, contrairement aux connaissances scientifiques de l’époque, puis des bouquetins aux bovins.
Pour éviter que la France ne perde son statut indemne de brucellose, acquis depuis 2005, ce qui aurait conduit à des pertes économiques importantes, après le rappel des fromages suspects et l’abattage de la totalité du troupeau, les premières mesures d’abattage des bouquetins de plus de 5 ans, considérés à l’époque comme les plus atteints, ont été prises rapidement et sans bases scientifiques solides.
Ces abattages ont provoqué une mobilisation sans précédent de la société civile et des ONG. L’Anses a été saisie et des recherches scientifiques ont été initiées sur le pathosystème pour aider à comprendre les mécanismes épidémiologiques de la maladie en lien avec la structuration spatiale de la population de bouquetins et les différentes modalités de gestion.
Pendant 6 mois de novembre 2014 à juin 2015, et sur la base d’une analyse de la littérature scientifique et d’auditions auprès des acteurs (NDLR : services de l’État, ONG, gestionnaires de la nature, ONCFS etc.), plusieurs scénarios de gestion ont été évalués comme les effets prévisibles de diverses mesures d’abattage des bouquetins, les scénarios de vaccination, de suivi de l’évolution de la maladie et de dépistage chez les animaux et chez les humains.
Le vivant est souvent placé dans des catégories qui, pour certaines, reflètent la relation que l’espèce humaine entretient avec le vivant et le droit de vie ou de mort que les humains s’octroient vis à vis des autres espèces. Ainsi, les animaux sauvages peuvent être “chassables”, “nuisibles”, “remarquables”, “protégés” et en fonction de la catégorie dans laquelle une espèce est placée, l’homme pourra s’employer à les détruire ou à en favoriser la reproduction et la survie.
Il existe de nombreuses constructions dichotomiques qui séparent la matière du vivant, l’humain de l’animal, le domestique du sauvage, le naturel de l’artificiel, la nature de la culture. La séparation « sauvage – domestique » par exemple oppose des animaux peu nombreux et farouches, à des animaux nombreux, proches des humains et dociles. La séparation du naturel et de l’artificiel, courante parmi les ONG ou certains scientifiques comme les biologistes de la conservation ou les vétérinaires de la faune sauvage, oppose l’autochtone à l’introduit, l’autonome au dépendant.
Des dissensus existent dans la communauté scientifique entre ceux qui estiment que ces dualismes doivent être dépassés, car ils sont un frein au vivre ensemble et négligent un aspect crucial du vivant qui est la continuité évolutive, adaptative ou fonctionnelle. Cette pensée s’incarne dans le courant des humanités environnementales. De l’autre côté, le courant dit du matérialisme historique soutient que ces dualismes ont leur utilité pour engager les actions de conservation et que rejeter les frontières peut conduire à présenter comme réactionnaires des outils de conservation de la nature pourtant efficaces, comme les espaces protégés. Ces positions sont notamment soutenues par les philosophes Virginie Maris et Frédéric Neyrat.
Une attitude de compromis serait d’utiliser les séparations matérielles au cas par cas, plutôt que d’adopter une position de principe sur les dualismes.
Dans le cas de la brucellose des bouquetins du Bargy, plusieurs dichotomies ont été au cœur des discussions et des décisions.
On peut en recenser au moins quatre frontières. La première est la frontière entre humains et animaux. Ici la vie des êtres humains a toujours prévalu sur celle des animaux.
La seconde est la frontière entre sauvage et domestique. Quoique ne cadrant pas avec leur conception du sauvage, les éleveurs et certains services de l’État ont considéré les bouquetins comme une population sauvage dont il faut gérer le risque de contamination par l’abattage. Ils se sont donc positionnés résolument en faveur des stratégies d’« assainissement » de la population puisque des individus pourraient ensuite être réintroduits sans perte écologique.
La troisième est la frontière entre nature et artifice. Au motif qu’ils avaient été réintroduits, les bouquetins du Bargy ont pu être considérés comme formant une population pas vraiment naturelle, et donc de faible valeur. La disparition de cette “population semi-domestique en liberté » perdait alors de son caractère dramatique. Néanmoins, des groupes d’acteurs, dont je faisais partie, se sont opposés à cette vision en soutenant que la disparition induirait une perte dommageable d’une population qui n’est ni moins sauvage ni moins naturelle que les autres populations alpines.
Enfin il y a la frontière entre santé et maladie. Cette frontière qui oppose les animaux malades aux animaux sains, définis comme étant exempts de pathogènes, a été la plus fluctuante en raison de l’évolution rapide des connaissances scientifiques sur la brucellose induite par l’étude même du cas.
Trois types de limites peuvent être distingués : le premier est la borne, limite infranchissable qui peut être d’origine naturelle, religieuse ou morale. Le deuxième, qualifié de “frontière” par les philosophes Miguel Benasayag et Léo Coutellec, résulte de discussions et de négociations entre les différents acteurs. Le troisième, fréquent en écologie, est le seuil au-delà duquel les conséquences de l’action deviennent trop négatives pour être ignorées.
Par ailleurs, les risques d’accident humain lors des opérations de capture et d’abattage étaient importants, notamment lorsque l’effectif de bouquetins se réduit et sont de ce fait plus difficile à approcher. Les risques de déstabilisation des populations animales et de diffusion de la maladie vers d’autres massifs avaient été évoqués dès les premières discussions.
Il était également impossible de laisser des animaux sauvages malades en liberté, alors que la réglementation impose l’abattage total des troupeaux de bovins comportant des individus atteints.
La situation a ainsi exigé de trouver des alternatives à l’éradication totale et à la non-intervention.
Il s’agissait alors de séparer les animaux domestiques et les animaux sains. Les clôtures étant difficiles à installer en montagne. Plusieurs scénarios ont été envisagées comme différents types d’abattage partiel avec la séparation radicale entre l’animal présentant un risque et l’animal à protéger par la vaccination pour limiter la diffusion de la maladie chez les bouquetins c’est-à-dire pour constituer une frontière biologique contre les bactéries ou encore des mesures de biosécurité comme la suppression des pierres à sel qui attirent les ongulés sauvages et des plans de pâturage pour éviter les rencontres sauvages – domestiques, notamment au printemps.
L’apport de la recherche a ici été majeure pour affiner les mesures envisageables. Elle a permis la mise au point d’un test rapide pour connaître le statut sanitaire des bouquetins capturés ainsi qu’une meilleure compréhension des processus de transmission de la maladie et de la structuration socio-spatiale de la population de bouquetins.
Les recherches menées ont fortement contribué à structurer le débat public, à sortir de l’alternative entre l’abattage total et l’inaction et à asseoir les séparations entre animaux sur les connaissances progressivement disponibles plutôt que sur des frontières préétablies.
Isabelle Arpin, sociologue au Laboratoire des écosystèmes et des sociétés en montagne (LESSEM), au centre INRAE de Grenoble
- Vous expliquez dans l'article publié en 2020 chez Zilsel qu'en France, les relations avec les bouquetins ont oscillé entre protection et éradication.
- Comment a été gérée en France l’émergence de la brucellose découverte il y a une dizaine d’années chez les bouquetins ?
- Comment les différentes visions du « rapport humains - animaux domestiques - animaux sauvages » participent à construire des frontières entre l’espèce humaine et le reste du vivant et à définir un droit à la vie ou une condamnation à mort ?
- Faut-il déconstruire les frontières ou les utiliser pour agir et apprendre à coexister avec le sauvage ?
- Lesquelles ?
- La science peut-elle permettre de clarifier la notion de limite ou frontière pour appuyer la gestion ?