Gestion adaptative, le bon sens loin de chez nous
Auteur : Yves Verilhac, directeur général de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO)
Que dissimule le concept de « gestion adaptative des espèces » apparu dans la loi biodiversité de 2019 et ayant pour ambition de réformer la chasse à la française ?
Le verbe gérer, selon le dictionnaire, signifie organiser les choses en s’adaptant à la situation, et donc faire face à une réalité forcément évolutive. Dans ce cadre, l’expression « gestion adaptative » semble s’apparenter à un pléonasme. Un gestionnaire qui ne s’adapterait pas à l’évolution de son environnement n’aurait, en effet, que peu d’avenir, sauf celui de se faire qualifier de « mauvais gestionnaire », de perdre la confiance de ses mandants et, in fine, de se voir retirer la responsabilité qui lui avait été confiée.
Contrairement aux pays régulièrement cités en exemple de gestion adaptative, tels que les Etats-Unis, la France n’oblige pas ses chasseurs à rendre compte de leurs prises. Les tableaux de chasse ne sont ainsi évalués que de façon intermittente par des enquêtes a posteriori. Le dernier état des lieux mené par l’ONCFS porte sur la saison de chasse 2013-2014, il y a presque dix ans déjà. Sur les 89 espèces chassables dans notre pays, seules quelques-unes font l’objet d’une véritable comptabilité, et moins d’une dizaine, principalement des grands mammifères, de quotas ou plafonds de prélèvement. Les « prélèvements » tels qu’estimés n’incluent pas les pertes additionnelles d’animaux morts non collectés, ou mourant peu après de leurs blessures. Sur la base d’études sur le gibier d’eau, ces pertes additionnelles sont généralement évaluées à 25 ou 35 % qu’il faut ajouter aux tableaux de chasse estimés.
Nos connaissances sont donc partielles et sous-estiment de facto l’impact de la chasse. Pourtant, connaître l’évolution des tableaux de chasse permet d’évaluer la pression cynégétique sur les espèces chassées, par référence à leur dynamique de populations, et devrait être une composante essentielle de l’évaluation de leurs états de conservation.
Néanmoins des données scientifiques existent, y compris sur les espèces chassables. Des protocoles éprouvés et l’engagement de centaines de milliers de bénévoles permettent de compiler des millions d’observations et de suivre l’évolution des populations depuis plus d’un quart de siècle. Grâce à ce travail, les établissements de recherche tels le Muséum National d’Histoire Naturelle ou le CNRS rédigent régulièrement des rapports qui alertent sur l’effondrement des espèces, en particulier des oiseaux.
De son côté, l’UICN publie chaque année la liste rouge des espèces menacées, où figure 17 espèces d’oiseaux sur les 61 que la France autorise aujourd’hui à chasser, un record dans l’Union européenne.
Cette réalité scientifique devrait être de nature à entraîner la suspension de la chasse de ces espèces. Cependant, en France, l’État a considéré qu’elles pouvaient faire l’objet d’une gestion adaptative et a, en ce sens, créé un conseil des sages (qui devait initialement être un conseil exclusivement scientifique) : le Comité des experts de la gestion adaptative (Cega). Institué le 5 mars 2019 par un décret et un arrêté fixant sa composition (14 membres : six chercheurs, six représentants du monde de la chasse et deux représentants pour les associations de protection de l’environnement) et son fonctionnement.
La confusion des genres entre expertise scientifique et débat sociétal n’a jamais permis de garantir un fonctionnement serein et a limité la capacité du Cega à émettre des avis objectifs en toute indépendance. Et quand il y parvint, en préconisant par exemple de suspendre dès 2019 la chasse de la Tourterelle des bois et du Courlis cendré, le ministère de l’écologie pour satisfaire, « quoiqu’il en coûte » à la biodiversité, les intérêts cynégétiques à court terme, autorisa par arrêtés un quota de prélèvement de 18 000 tourterelles et de 6 000 courlis pour la saison 2019-2020. Arrêtés dont la LPO a obtenu la suspension puis l’annulation par le Conseil d’Etat. Face à cette situation, plusieurs scientifiques membres du Cega finirent par démissionner en 2021 sans être remplacés, entrainant de facto sa dissolution.
Les seules espèces pour lesquelles le Cega a été interrogé étaient toutes des oiseaux menacés (voir encadré) dont la chasse ne devrait pas être autorisée, comme l’avait recommandé le Cega pour le Courlis cendré et la Tourterelle des bois.
La gestion adaptative ne peut constituer un prétexte pour continuer de chasser des espèces déjà en mauvais état de conservation en contradiction avec les directives européennes transcrites en droit national. Adoptée sous Présidence française, la Directive Oiseaux du 2 avril 1979, révisée en 2009, impose en effet aux États membres de l’UE de prendre toutes les mesures nécessaires pour la conservation des espèces d’oiseaux vivant naturellement à l’état sauvage sur le territoire européen, en fixant un principe de protection stricte de tous les oiseaux sauvages. Certes, elle autorise la chasse de certaines espèces (listées en annexe II), mais uniquement en dehors de leurs périodes de reproduction, de dépendance et de migration de retour vers leur lieu de nidification. Et seulement à condition que les espèces en question soient en bon état de conservation. Cette Directive interdit également les pratiques non sélectives.
Selon ce texte, la gestion adaptative ne peut donc pas instaurer des exceptions pour permettre de chasser les oies migratrices en février, d’abattre des espèces en mauvais état de conservation, de piéger de manière non sélective des passereaux, ou encore de contourner les décisions de justice.
La LPO est a priori favorable à une gestion adaptative des espèces. À condition qu’elle permette notamment de fixer des quotas du nombre d’individus d’une espèce à chasser afin que celle-ci conserve un bon état de conservation, comme le canard colvert. Ou éventuellement pour des espèces non encore inscrites sur la liste rouge de l’UICN, mais dont les effectifs déclinent. Comme l’Alouette des champs. Lorsque qu’une espèce est en mauvais état de conservation, il est déjà trop tard pour chercher une « gestion adaptative ». Ce mauvais état doit être évité en amont, c’est bien la responsabilité des Etats membres de l’UE.
Les prélèvements excessifs sont, selon l’Ipbes, la deuxième cause mondiale d‘effondrement de la biodiversité. L’enjeu n’est pas de rendre la gestion « adaptative », mais de rendre la chasse (qui, pour rappel, n’est qu’un loisir), durable. Une véritable conservation de prévention doit avoir pour objectif de rendre les pratiques cynégétiques durables et de développer des modes de gestion adaptée, ayant pour socle les données et résultats scientifiques.
À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.