La chasse durable au défi d’écologies plurielles
Auteur : Ludovic Ginelli, sociologue à l’Inrae de Bordeaux, Unité de recherche ETTIS, F-33612 Cestas
Relecteur : Pierre Tousis, chargé de communication à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
En septembre 2018, dans une campagne de communication, la Fédération nationale des chasseurs les présentait comme les « premiers écologistes de France ». La polémique créée par de tels propos alimente une controverse tenace sur les liens entre la chasse et l’écologie. Pourtant, au début du XXe siècle, Aldo Leopold, chasseur et forestier américain fut un précurseur de la conservation de la nature et de l’éthique environnementale écocentrée1. En France, à la même période, des chasseurs ont contribué à la création des premiers espaces protégés, comme le parc national de la Vanoise. Le monde de la chasse s’est aussi saisi de l’enjeu de la gestion des espèces sauvages et des milieux naturels au travers de notions comme la chasse-gestion, la chasse écologique et la chasse durable. Il convient de revenir sur le contexte d’émergence de ces notions pour comprendre les débats actuels autour de la chasse et de la gestion durable des espèces sauvages, révélateurs d’une transformation des valeurs associées à la nature. Cet article présente la manière dont la chasse a évolué pour les chasseurs durant les dernières décennies.
En France, les dirigeants cynégétiques qui sont chargés des questions liées à la chasse (notables, responsables des fédérations départementales), prônent la « chasse-gestion » à partir des années 1950 pour assurer le renouvellement de la faune chassable dans un contexte de forte augmentation du nombre de chasseurs. Pendant cette période d’urbanisation et de diminution du nombre d’agriculteurs, la chasse permettait à des anciens ruraux devenus employés, ouvriers ou professions intermédiaires en milieu urbain ou péri-urbain de conserver des liens avec leurs origines et leurs sociabilités rurales. En 1963, la loi Verdeille a rendu les plans de chasse obligatoires pour le grand gibier (cervidés et sangliers) afin de préserver le « capital cynégétique » dans le respect d’« un nécessaire équilibre agro-sylvo-cynégétique »2. Le principe de « chasse-gestion » fait alors du chasseur un producteur de gibier. Mais jusqu’au milieu des années 1970, il n’est guère question d’intervention sur les milieux naturels et cette nouvelle fonction reste cantonnée aux chasseurs de grand gibier.
C’est à compter des années 1970 que la donne commence à changer, avec l’émergence de l’écologie politique, de l’écologie scientifique et de la montée des préoccupations environnementales. La ratification par la France de plusieurs textes internationaux et européens (convention de Ramsar en 1971, directives Oiseaux en 1979 et Habitats en 1992) de protection d’espèces menacées ou en déclin ouvre une longue période de changements aussi profonds que conflictuels, notamment pour les chasses aux oiseaux migrateurs. La protection de l’avifaune interdit en effet l’exercice de la chasse en période de reproduction des oiseaux en déclin et prohibe certaines techniques de chasse anciennes jugées « non-sélectives ». En France et en Europe, ces textes sont sujets à différentes interprétations. Se développe alors une controverse entre chasseurs, associations de protection de la nature, opposants à la chasse et scientifiques, qui se joue sur les terrains politiques et juridiques par experts interposés.
En conséquence, et malgré de multiples contentieux juridiques, la directive Oiseaux est progressivement transcrite dans le droit français et les représentants des chasseurs doivent composer avec. La loi chasse de 2000, qui selon les vœux de son rapporteur, promeut une chasse « responsable et apaisée » est la première à acter la primauté du droit européen sur ce sujet, elle redéfinit la chasse en fonction d’objectifs écologiques et de durabilité. C’est alors la naissance, conflictuelle et heurtée, de la « chasse écologique ».
Peu après, un travail commun au niveau européen conduit Birdlife international – à laquelle est affiliée la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) en France – et les représentants des chasseurs à ratifier la « Charte européenne de la chasse et de la biodiversité » (2007), et le « guide interprétatif pour une chasse durable dans le cadre de la directive Oiseaux » (2008). Ces deux documents insistent sur l’impératif écologique pour légitimer la chasse durable qui ne doit pas mettre en péril la biodiversité et les aspirations des générations futures.
La chasse durable permet aux représentants cynégétiques d’unifier leurs justifications économiques, socio-culturelles et environnementales, sans toutefois approfondir l’écologisation de la chasse amorcée dans les années 1990-2000. Mais qu’en est-il de ce succès institutionnel auprès des chasseurs au quotidien ? La notion de chasse durable est peu connue et les chasseurs se définissent volontiers « plus écologistes que les écologistes ». Leurs propos sont révélateurs d’une écologisation à l’œuvre dans nos sociétés, à laquelle les chasseurs n’échappent pas.
Toute action d’entretien de la nature auparavant perçue comme allant de soi est désormais requalifiée et revendiquée comme « écologique » par les chasseurs. Néanmoins, la question de la dynamique des espèces chassées, de leur viabilité, des espèces associées (en compétition, objet de prédations et de déprédations…) reste peu présente dans les esprits des chasseurs. Notamment car elle peut difficilement être appréhendée directement, et exige des analyses scientifiques souvent sophistiquées, en particulier lorsque les espèces ont des aires de distribution européennes (comme dans le cas de l’ortolan). Quant à la mort animale, elle est souvent gommée des récits de chasse et de la justification de la pratique. Au-delà d’une stratégie de communication envers l’opinion publique, les chasseurs intériorisent l’évolution des sensibilités envers la nature et les animaux. Nos terrains d’étude en Gironde et dans le Parc national des Calanques le confirment : les conditions de vie des chasseurs ont changé, notamment pour les plus jeunes et les plus urbains. Ces derniers sont partagés entre une passion héritée, dont la mort animale fait partie, et l’intégration de nouvelles sensibilités, où elle devient problématique. Par ailleurs, les valeurs qu’ils associent à la nature convergent fortement avec celles des autres usagers. Les uns et les autres sont des amateurs de nature, parfois des lanceurs d’alerte environnementale, en quête d’activités libératoires de leur quotidien et de leurs modes de vie de plus en plus urbains. Mais la question de la mort animale – inhérente à une chasse héritée et légitime pour les uns, aberration morale et écologique pour les autres – fait souvent obstacle à la reconnaissance mutuelle de leurs façons différentes d’être des « passionnés de nature ».
Tandis que le « pilier » social de la chasse durable (responsabilité, partage de l’espace naturel, utilité sociale contre les dégâts aux cultures et les accidents de la route) est régulièrement sapé par les accidents de chasse, la montée des sensibilités animalistes (antispécisme, véganisme, etc.) dans l’espace médiatique et politique ainsi que dans l’opinion publique transforme les critiques adressées à son « pilier » écologique.
Différentes conceptions coexistent aujourd’hui. Aux visions traditionnaliste et écologiste – conditionnant la chasse au respect de la pérennité des espèces et des fonctions écologiques des écosystèmes – s’ajoutent celle des animalistes accordant une valeur intrinsèque aux individus de chaque espèce.
Ces dernières sensibilités sont éthiquement incompatibles avec la chasse, même guidée par « l’utilisation durable des espèces sauvages ». Le registre moral prime alors sur la recherche de critères scientifiques d’éco-compatibilité, tels que l’impact de la chasse sur la dynamique des espèces et des milieux naturels. Une tribune signée par 63 parlementaires dénonçant « l’archaïsme » et la « cruauté » de la chasse à la glu l’a récemment illustré. S’il devenait prépondérant, un regard porté sur la chasse à partir de critères moraux poserait plusieurs difficultés. Il compromettrait les possibilités de débat sur des critères d’éco-compatibilité, voire les alliances locales existantes pour agir sur les causes structurelles d’effondrement de certaines espèces comme l’avifaune chassée ou non (agriculture intensive, artificialisation des milieux, etc.), tout en alimentant les antagonismes identitaires.
À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.
Ludovic Ginelli, sociologue à l’Inrae de Bordeaux, Unité de recherche ETTIS, F-33612 Cestas
Alphandéry P. et Fortier A., 2007, “A new approach to wildlife management in France : Regional guidelines as tools for the conservation of biodiversity”, Sociologia Ruralis 47, 1, pp. 42-62.
Baticle C., 2007, Les pratiques de chasse comme affirmations politiques du principe d’autochtonie : dimensions territoriales des luttes cynégétiques. Thèse de sociologie et d’anthropologie, Université de Picardie Jules Verne.
Bromberger C. et Lenclud G., 1982, “La chasse et la cueillette aujourd’hui, un champ de recherche anthropologique ?”, Etudes rurales, 87-88, pp. 7-36.
Darbon D., 1997, La crise de la chasse en France. La fin d’un monde. Paris, L’Harmattan.
Ginelli L., 2012, “Chasse-gestion, chasse écologique, chasse durable… Enjeux d’une écologisation”, Economie rurale janvier-mars 2012, 327-328, pp. 38-51.
Ginelli L., 2017, Jeux de nature, natures en jeu. Des loisirs aux prises avec l’écologisation des sociétés. PIE Peter Lang.
Hell B., 1985, Entre chien et loup. Faits et dits de la chasse dans la France de l’Est. Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme.
Larrère C., 2010, “Les éthiques environnementales”, Natures, Sciences, Sociétés 18, 4, pp. 405-413.
Mauz I., 2002, “Comment est née la conception française des parcs nationaux?”, Revue de géographie alpine 90, 2, pp. 33-44.
Patriat F., 2000, Propositions pour une chasse responsable et apaisée. Paris La Documentation française.
Raison du Cleuziou Y., 2009, “L’invention de la “chasse durable”. Genèse d’une appropriation subversive des normes de développement durable par les chasseurs de la baie de Somme. ” Dans B. Villalba, (coord). Appropriations du développement durable: émergences, diffusions, traductions. Presses Univ. Septentrion, pp. 341-362.
<sup>1</sup> Selon cette éthique, il s’agit de prendre en considération la pérennité des espèces (chassables ou non) sans toutefois accorder une valeur intrinsèque aux individus de chaque espèce, contrairement à ce que proposent les thèses biocentrées, incompatibles avec l’exercice de la chasse.
<sup>2</sup> Source : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.docidTexte=JORFTEXT000000509518