L’observation des cétacés en mer Méditerranée : concilier popularité et durabilité
Auteures : Morgane Ratel, chargée de projet “Conservation” chez Miraceti et Laurène Trudelle, chargée de mission scientifique pour le Programme Whale-Watching chez Miraceti
Relecteur : Pierre Tousis, chargé de communication à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB)
Les dauphins et les baleines de la Méditerranée sont-ils victimes de leur succès ? L’observation des cétacés est devenue en 20 ans une activité touristique à part entière. Or, si mal encadrée, cette pratique n’est pas sans impact sur les animaux et leurs écosystèmes. À l’inverse, bien pratiquée, elle pourrait devenir une opportunité pour renforcer nos liens avec la nature. Morgane Ratel et Laurène Trudelle, membres de l’association Miraceti œuvrant pour la connaissance et la conservation des cétacés, nous font part de leur expertise pour trouver des solutions aux excès du tourisme.
Considérée comme un hotspot de biodiversité, la mer Méditerranée représente moins de 1 % de la surface océanique. Parmi ses richesses, huit espèces de cétacés attirent les regards curieux : le dauphin bleu et blanc, le dauphin commun, le grand dauphin, le dauphin de Risso, le globicéphale, la baleine à bec de Cuvier, le cachalot et le rorqual commun. Selon la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), cinq de ces espèces sont classées “en danger” en Méditerranée, une est “vulnérable”, et seulement deux sont en “préoccupation mineure”. En effet, le caractère semi-fermé de la Méditerranée et les nombreuses pressions qu’elle subit en fait un milieu particulièrement impacté. La grande bleue concentre près de 20 % du trafic maritime mondial. Le bassin est devenu la première destination touristique au monde avec un tiers du tourisme mondial. Cette surfréquentation n’est pas sans conséquence sur les écosystèmes. Le littoral est désormais une interface terre-mer où activités humaines et vie sauvage se côtoient dans un contexte économique sensible, voire conflictuel. Une question se pose alors : ces activités sont-elles compatibles avec l’intégrité d’un écosystème marin dont nous dépendons ?
ESPÈCE PARAPLUIE
“Une espèce parapluie est une espèce dont les besoins (la niche écologique) incluent ceux de nombreuses autres espèces ; en la protégeant, on étend la protection à toutes les espèces qui partagent son habitat ou interagissent avec sa niche écologique. Les espèces parapluies sont souvent de grands mammifères « charismatiques » (comme le tigre ou le panda géant), mais peuvent aussi être plus petites, comme par exemples certains papillons.”
En tant qu’espèces parapluies, les cétacés constituent un maillon essentiel de cette interface. Leurs excréments favorisent par exemple la prolifération de phytoplancton, socle de la chaîne alimentaire et formidable capteur de CO2. Les baleines, elles-mêmes, sont désormais reconnues pour jouer un rôle important dans le piégeage du carbone. Pourtant aujourd’hui, leur capital sympathie les rend victimes de leur succès.
Dans les années 1950, l’observation des cétacés en milieu naturel s’est développée en Californie. Après s’être lentement répandue sur l’ensemble du globe sous le terme de whale-watching, la pratique connaît une croissance soutenue à partir des années 1980. En 2019, 38 structures ont été recensées sur le littoral méditerranéen français dont 25 dans la seule région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, entre Beaulieu-sur-Mer et Carry-le-Rouet.
Le whale-watching au sens large comprend tant les observations faites par des plaisanciers que celles faites par des scientifiques étudiant les cétacés. Au total, cela représente de nombreuses interactions. Or, les impacts potentiels d’un whale-watching non raisonné – à savoir les pratiques portées sur la poursuite des animaux, des approches brutales, des observations trop longues et/ou trop près, etc. -, suscitent des inquiétudes. L’observation des cétacés peut en effet provoquer une modification des comportements (reproduction, chasse, sommeil, etc.), un changement de vitesse de nage ou des blessures chez les animaux.
Sur le long terme, ces effets peuvent avoir des conséquences bien plus graves. Répétées dans le temps, par exemple, les interruptions de comportements reproducteurs peuvent entraîner une baisse du nombre de fécondations et donc, à terme, une baisse du taux de natalité.
Les changements de vitesse de nage observés pour fuir, ou même pour interagir avec le bateau, provoquent quant à eux une dépense d’énergie supplémentaire qui n’est pas toujours compensée à hauteur des besoins, notamment parce que les animaux cherchent à fuir alors une zone propice à l’alimentation ou encore parce qu’ils peuvent aussi être perturbés lorsqu‘ils chassent. Par ailleurs, le stress qu’occasionnent certaines interactions peut rendre les individus plus vulnérables. Sur le long terme, il résulte de tous ces effets, une dégradation des conditions physiques et physiologiques pouvant se traduire par une augmentation de la mortalité ou une baisse du succès reproducteur. En Nouvelle-Zélande et en Australie, des chercheurs ont rapporté une baisse du taux de natalité et de l’abondance de certaines populations de grands dauphins en lien avec de mauvaises pratiques touristiques. En cause ? Le tourisme d’excursion promettant au client désireux de contact avec la nature d’approcher ces animaux sauvages. Certaines pratiques d’observations peuvent même devenir intrusives, voire dangereuses y compris pour les humains, comme nager avec les animaux, et vont à l’encontre du respect de la vie sauvage. Au-delà du risque de collisions avec les animaux ou de transmission de maladies en cas de contact, en 2018, à la Réunion, des nageurs cherchant le contact avec une baleine à bosse et son baleineau se sont fait malmener pendant plusieurs minutes.
Aujourd’hui, la demande est toujours plus grande et l’offre, naturellement, suit le mouvement, rendant l’activité dangereuse pour les espèces qui sont parfois contraintes de déserter des zones pourtant vitales pour elles.
Afin de réduire l’impact de ces activités récréatives, le choix de privilégier des excursions plus vertueuses apparaît comme une solution. Bien pratiqué, le whale-watching peut être porteur de valeurs pédagogiques et écologiques en plus de présenter un réel atout socio-économique pour le territoire. Les sorties d’observation constituent un bon moyen de véhiculer des messages de sensibilisation pour alerter non seulement sur les menaces qui pèsent sur les cétacés, mais aussi sur la fragilité des écosystèmes marins.
Pour évoluer vers une activité durable et responsable qui soit en adéquation avec la protection des cétacés, il a été nécessaire de proposer un cadre réglementaire. En France, les mammifères marins sont strictement protégés par des arrêtés ministériels et préfectoraux. La perturbation intentionnelle de ces animaux, caractérisée notamment par des approches à moins de 100 mètres dans les aires marines protégées, est interdite. En juillet 2021, cette interdiction a été étendue à toutes les eaux territoriales de la côte méditerranéenne. Tout plaisancier ou professionnel dérogeant à ces réglementations est passible d’une amende pour perturbation intentionnelle.
Au-delà de ces outils juridiques, la France est engagée dans des accords internationaux dédiés à la protection des cétacés. En Méditerranée, nous pouvons citer l’Accobams et l’accord relatif à la création du Sanctuaire Pelagos pour les mammifères marins. En plus de ces institutions, les aires marines protégées et les associations comme Miraceti mettent en œuvre localement des programmes de suivi et de conservation des cétacés peuplant les eaux françaises.
Face à la popularité croissante de l’activité, il est aujourd’hui primordial de mieux encadrer les pratiques en plus des réglementations en vigueur. Il existe en Méditerranée un code de bonne conduite à la portée de tous (plaisanciers, professionnels du tourisme, pêcheurs, etc.) pour encourager les bonnes pratiques d’observations des cétacés. Ce code, préconisant une approche douce et raisonnable des cétacés s’applique de manière volontaire. Il appartient donc à chacun de se l’approprier. De même, il dépend de chaque usager de privilégier un tour-opérateur certifié “High Quality Whale-Watching®” pour encourager les professionnels engagés dans une utilisation durable des espèces sauvages. Le label, mis en place par l’association Miraceti et reconnu par l’État, identifie les excursionnistes proposant une activité d’observation respectueuse et responsable. Actuellement, l’association travaille à déterminer l’impact écologique du label sur le long terme.
Pour arriver à une gestion efficace, les consommateurs doivent individuellement devenir acteurs du changement en prenant conscience du lien de causalité existant entre leurs choix, ici d’offres de loisirs, et leur empreinte environnementale. Si, au lieu d’aller nager avec les cétacés, les parents offraient à leur enfant une rencontre respectueuse des animaux avec une structure certifiée “High Quality Whale-Watching®” ? Si, au lieu de garder le souvenir d’une nageoire fuyante, cet enfant se remémorait l’émotion d’une rencontre imprévisible et la fierté d’avoir respecté l’être vivant sous la surface et son mode de vie ? Faire passer le bien-être de l’animal avant le sien ou celui de ses clients : tel est le principe sur lequel repose le concept d’une activité respectueuse.
À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.
Morgane Ratel, chargée de projet “Conservation” chez Miraceti
Laurène Trudelle, chargée de mission scientifique pour le Programme Whale-Watching chez Miraceti
ACCOBAMS, 2021. Conserving Whales, Dolphins and Porpoises in the Mediterranean Sea, Black Sea and adjacent areas: an ACCOBAMS status report, 2021. Consulter le pdf
Boudouresque C.F., 2004. Marine biodiversity in the Mediterranean : status of species, populations and communities. Sci. Rep. Port-Cros natl Park, 20 : 97-146. Consulter le pdf
Chazot, J., Hoarau, L., Carzon, P., Wagner, J., Sorby, S., Ratel, M., & Barcelo, A. (2020). Recommendations for Sustainable Cetacean-Based Tourism in French Territories : A Review on the Industry and Current Management Actions. Tourism in Marine Environments, 15(3), 211‑235. https://doi.org/10.3727/154427320×15943351217984
Mayol P. et Beaubrun P. (2005). Le whale-watching en Méditerranée française : état des lieux et perspectives. Recensement des Opérateurs, diagnostic socio-économique et écologique de l’activité, propositions préliminaires de gestion. Rapport réalisé par Souffleurs d’Ecume pour le compte du MEDD dans le cadre du Sanctuaire Pelagos pour les mammifères marins en méditerranée. 104 p