Où s’arrêtera l’invasion du frelon à pattes jaunes, Vespa velutina ?
Auteurs : Denis Thierry (directeur de recherche à l’Inra), Karine Monceau (maître de conférence à l’université de La Rochelle)
Relectures : Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Hugo Dugast (chargé de communication), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES), Julie de Bouville (Responsable communication)
Depuis le début des années 2000, le frelon asiatique, Vespa velutina, a fait son apparition en France où il s’est très vite répandu le long des cours d’eau. Aujourd’hui, ses attaques répétées sur les colonies d’abeilles et autres insectes pollinisateurs posent un réel problème de gestion, notamment aux apiculteurs. Du côté de ses proies, des mécanismes sophistiqués de défense commencent à se mettre en place.
Les invasions biologiques de ces dernières décennies en Europe montrent que leur contrôle a posteriori est souvent impossible et que les discours d’éradication sont des leurres. Parmi ces invasions, celle du frelon asiatique est des plus spectaculaires. Aussi appelé frelon à pattes jaunes, Vespa velutina fait partie de la famille des Vespidae qui regroupe plus de 5 000 espèces (guêpes et frelons) qui peuvent être sociales ou solitaires. Les stades juvéniles des frelons sont principalement carnivores ; aussi les adultes sont bien connus pour la prédation qu’ils exercent sur de nombreux insectes afin de nourrir leurs larves, affectant ainsi l’entomofaune1. À ce titre, Vespa crabro, le frelon européen, est reconnu comme un insecte auxiliaire efficace en agriculture en consommant par exemple des pucerons.
Vespa velutina, quant à lui, est entré en France en 2004 dans le sud-ouest, près d’Agen (Rortais et al., 20102 ; Monceau et al., 2014), probablement par une cargaison d’articles exotiques. Bien que le premier témoignage sur ces insectes soit venu d’un producteur de bonsaïs (Villemant et al., 2006), la probabilité que le frelon soit entré par des containers d’une chaîne de grands magasins spécialisés dans ces produits nous paraît plus sérieuse. Dès l’année suivante, des apiculteurs locaux commencent à enregistrer la prédation d’abeilles domestiques sur leurs ruches. Très vite, les quelques nids de frelons deviennent plusieurs milliers en Nouvelle Aquitaine. L’expansion se déploie vers l’ouest, le long des réseaux hydriques, aboutissant à de très fortes populations.
Des scientifiques ont cherché à identifier la provenance des populations envahissantes (Arca et al., 2015) grâce à un travail de génétique. Les conclusions de l’étude sont claires : tous les individus collectés en France jusqu’en 2011 proviennent d’une seule fondatrice fécondée par quatre mâles issus de la province du Jiangsu en Chine. Quatorze ans après cette introduction, le nombre de colonies en France ne peut plus être quantifié. En 2018, un peu moins de 3 000 nids ont été détruits en Gironde (source D. Gerguouil, GDSA 33) et 5 000 dans la Manche (J. Constantinidis, destructeur de colonies de ferlons, 55).
Aujourd’hui, les populations de frelons asiatiques s’étendent en Europe : du Portugal aux frontières Belges, en passant par le nord de l’Italie. En France, le Pays Basque, la côte d’Azur, ou encore la Bretagne sont aussi très fortement impactés, et de premières observations indiquent la présence de Vespa velutina en Alsace et près de la frontière allemande. Les premières colonies ont aussi été remarquées aux frontières luxembourgeoises et belges et des nids ont aussi été observés en Grande Bretagne (Keeling et al., 2017).
Le modus operandi du frelon à pattes jaunes est toujours le même, quelle que soit la région. Les nids primaires sont bâtis par la fondatrice à la sortie de l’hiver à l’aide de fibres de bois malaxées avec de la salive. Cette dernière pond les premiers œufs qui donneront ses futures filles ouvrières, puis en assure la protection contre les ennemis. Cette reine va donc chercher à économiser au maximum ses trajets pour assurer ces tâches. La plupart des nids sont ainsi localisés dans des zones à réseau hydrique développé et avec des ressources alimentaires protéiques fraîches, comme la viande ou le poisson, abondantes et accessibles. Ces zones sont souvent urbaines ou péri-urbaines. De nombreuses colonies y sont donc identifiées. Les zones par exemple près des ports de pêche ou de bassins ostréicoles sont aussi fortement colonisées, comme en Bretagne, près de ports de pêche où le poisson est facilement accessible (Monceau & Thiéry, 2017). Cette prolifération rapide ne serait pas si problématique, si elle ne s’accompagnait pas d’une pression importante sur les populations d’insectes, et notamment les abeilles.
Le frelon à pattes jaunes se nourrit entre autres3 d’abeilles domestiques à partir du mois de juillet (Monceau et al., 2014), lorsque la colonie est suffisamment importante et qu’un nombre conséquent de frelons peut participer à la chasse. Volant en groupe devant les ruches, les frelons attrapent les gardiennes ou les pollinisatrices qui reviennent chargées de pollen. En conditions extrêmes, une quarantaine de prédateurs peut attaquer simultanément une seule ruche. Chaque chasseur peut revenir jusque dix fois par jour sur une ruche, repartant presque chaque fois avec une proie.
Une étude récente montre que la pression de prédation du frelon modifie le comportement d’une colonie d’abeilles en réduisant l’activité de butinage. Plus spécifiquement, elle montre qu’au-delà de 10 frelons face à la ruche, le nombre de butineuses s’effondre (Monceau et al., 2018) ; l’incidence du frelon ne se traduit donc pas seulement par une mortalité des abeilles, mais aussi par une réduction de l’activité de butinage. De plus, les abeilles qui forment, pour se défendre, une grappe à l’entrée de la ruche sont mobilisées à cette tâche et ne contribuent plus aux soins de la colonie, qui perd alors en vigueur et décline (Monceau et al., 2018 ; Requier et al., 2018).
Dans les zones à fortes populations de frelons, il est assez fréquent de perdre une ou deux colonies d’abeilles pour une dizaine de ruches. Aucune étude n’a, à notre connaissance, été menée pour évaluer l’incidence indirecte de cette prédation sur le cheptel apicole français, excepté deux publications très récentes qui montrent une baisse de l’activité locale des colonies d’abeilles (Monceau et al., 2018 ; Requier et al., 2018). Mais dans les zones à fortes populations, comme en Gironde, nombre d’apiculteurs amateurs se plaignent d’avoir perdu jusque 30 % de leurs ruches depuis l’arrivée de V. velutina. L’effet de la prédation seule est toutefois difficile à séparer des autres pressions comme l’appauvrissement botanique, l’urbanisation ou les pollutions environnementales. Il est alors difficile de chiffrer la nuisibilité du frelon à pattes jaunes sur l’apiculture et sur la pollinisation. Vespa velutina est toutefois classé depuis 2012 “espèce nuisible” de catégorie 2, donc à destruction règlementée (Journal Officiel de la République Française, 26/12/2012).
Néanmoins, du côté des écosystèmes, les espèces consommées commencent à répondre à la menace. Lors de l’invasion biologique d’un prédateur, la vitesse à laquelle les proies vont élaborer des comportements de défense est une question capitale.
Les abeilles domestiques, par exemple, sont capables de développer des défenses qui modifieront dans le temps les conséquences de cette invasion. Les ouvrières d’Apis cerana, l’abeille asiatique, effectuent une vibration synchronisée et rythmée de leur abdomen, effrayant ainsi les frelons. Ce comportement s’appelle le “shimmering”, autrement appelé “chatoiement”. Mais cette stratégie assez efficace n’a pas encore été observée chez Apis mellifera m.
Bien que beaucoup moins agressives et défensives que Apis cerana, les abeilles domestiques européennes possèdent néanmoins quelques comportements de défense qui vont permettre aux colonies les plus fortes de résister. Par exemple la “barbe”, une stratégie de défense où les abeilles se positionnent à l’entrée de la ruche, permet de tenir les frelons à distance et de les empêcher de pénétrer à l’intérieur de la ruche pour la piller. La plus spectaculaire des défenses est la boule thermique : une vingtaine d’abeilles entourent l’agresseur afin de faire monter la température. Comparé à A. cerana, A. mellifera m. est moins efficace car moins d’abeilles sont recrutées pour former la boule (Arca et al., 2014 ; Monceau et al., 2018). On observe aussi, lorsque les frelons rôdent, les butineuses changer leurs heures de sortie ou de retour. Sans vraiment considérer cela comme un comportement de défense, ce changement d’horaire peut permettre de réduire les pertes, les attaques se produisant entre 11 heures le matin et le milieu de l’après-midi.
Quant aux ennemis naturels du frelon, ils sont assez peu nombreux et globalement peu efficaces. Différents oiseaux ont été observés les chassant (bondrée apivore, mésanges). Les poules “cous nus” en particulier en sont aussi friandes. Une mouche Tachinaire (Conops vesicularis) peut parasiter les fondatrices, ainsi qu’un nématode parasite Pheromermis sp. Si ces différents parasites semblent toutefois assez anecdotiques, leur découverte laisse toutefois penser que le parasitisme de V. velutina ne peut que s’amplifier, ouvrant ainsi la porte à une régulation naturelle des populations.
Les recherches sur le frelon asiatique sont encore récentes. Puisqu’il avait peu ou pas d’impact dans sa zone d’origine en Asie, les données biologiques et écologiques manquaient. Cet effort s’intensifie actuellement, le nombre de publications scientifiques augmente vite. Outre l’identification d’ennemis naturels, différents modèles mathématiques ont aussi été développés pour permettre d’identifier les capacités de déplacement du frelon et les zones où il est susceptible de s’établir. Les recherches sur la biologie et le comportement sont toutefois freinées par la dangerosité à manipuler des nids, ainsi que par leur accessibilité.
À notre connaissance, seuls deux projets de recherche à dimension européenne sont financés (Projet Coloss “Vespa velutina” et projet Arc Atlantique “Positive” dont le début est prévu en 2019). Même si l’effort de recherche s’intensifie, c’est encore trop peu pour trouver des solutions efficaces de contrôle. Un contrôle pourtant nécessaire pour soutenir une possible régulation naturelle des populations de frelon, par l’adaptation de l’environnement à ce prédateur venu d’ailleurs.
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1. L’entomofaune désigne l’ensemble des insectes présents dans un milieu.
2. Rortais A, Villemant C, Gargominy O, Rome Q, Haxaire J., Papachristoforou A, Arnold G (2010). A new enemy of honeybees in Europe: the Asian hornet Vespa velutina. In: Settele J (ed) Atlas of biodiversity risks—from Europe to the globe, from stories to maps. Pensoft, Sofia, p. 11.
3. Une étude du Muséum national d’Histoire naturelle (Villemant et al., 2011) qui a analysé les pelotes de déjection dans quelques nids de frelons, a montré la présence d’une assez large diversité de familles d’insectes dans le régime alimentaire de V. velutina.