Évaluer l’état de santé des milieux aquatiques en Outre-mer : des outils basés sur la biodiversité
Auteur : Olivier Monnier (chargé de mission Biodiversite aquatique Outre-mer à l’AFB)
Relecture : Hugo Dugast (chargé de communication à la FRB), Julie de Bouville (responsable communication de la FRB), Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES)
Pour protéger de la pollution la biodiversité exceptionnelle présente dans les eaux d’outre-mer, quoi de mieux que de s’appuyer sur les espèces elles-mêmes ? En suivant les communautés biologiques et leur état, il est possible de faire un diagnostic de la qualité de l’eau permettant de mieux intégrer toutes les pressions humaines qui pèsent sur elle. Découvrez comment sont construits de tels indicateurs.
Une biodiversité exceptionnelle peuple les cours d’eau et les eaux marines des outre-mer français. Près de 500 espèces de poissons évoluent dans les fleuves et criques de la forêt amazonienne de Guyane ; plus de 150 variétés de coraux composent les récifs de Mayotte et de La Réunion ; un millier de taxons de diatomées, algues microscopiques unicellulaires, habite le fond des cours d’eau des Antilles, de Mayotte et de La Réunion. Cette nature exubérante subit pourtant les pressions des activités humaines et peut en être fortement impactée. Les rivières des territoires insulaires de la Guadeloupe, de la Martinique, de Mayotte et de La Réunion pâtissent notamment d’importants prélèvements d’eau qui réduisent drastiquement sa disponibilité pour la vie et la migration des espèces. Les activités d’orpaillage en Guyane induisent destruction du milieu naturel, asphyxient des rivières par les boues et pollution au mercure. À Mayotte, les détergents et lessives utilisées par les lavandières génèrent une pression chimique importante sur les invertébrés benthiques, organismes qui peuplent le fond des cours d’eau.
Pour rendre compte des altérations subies par les écosystèmes aquatiques et les communautés animales et végétales qui les composent, et ainsi pouvoir alerter et agir pour leur protection, la Directive cadre sur l’eau (DCE) a amené à développer des outils pour la surveillance des milieux aquatiques. Cette directive européenne, adoptée en 2000, vise à maintenir ou restaurer leur bon état écologique. En faisant des communautés biologiques les sentinelles de la qualité des eaux, elle a érigé la biodiversité en « juge de paix » de la surveillance et de la reconquête de l’état des rivières, des lacs et des eaux littorales.
L’évaluation de l’état des eaux de surface repose désormais sur le suivi des différentes communautés biologiques qui s’y développent et non plus seulement sur des analyses chimiques. Les biocénoses – l’ensemble des êtres vivants d’un milieu donné – présentent en effet l’énorme intérêt d’intégrer dans le temps toutes les perturbations de leur environnement, qu’elles soient ponctuelles ou chroniques, et ce en fonction des cycles de vie des différents groupes d’espèces. Ainsi, les diatomées, à la base de la chaîne alimentaire, vont répondre en l’espace de quelques semaines à un enrichissement du milieu en nutriments. Les Plécoptères, Trichoptères et Ephéméroptères, invertébrés du fond des rivières, sont quant à eux aptes à rendre compte en quelques mois des conséquences d’un excès de matière organique ou de particules minérales fines dans les sédiments. À l’autre bout de la chaîne alimentaire, des poissons migrateurs comme les Gobidés sont des témoins pertinents des ruptures de la continuité écologique des cours d’eau, provoquées notamment par les barrages ou les digues. Aussi, la DCE propose de fonder l’évaluation de l’état écologique sur certains compartiments biologiques clés qui vont ainsi réagir en un temps donné à des perturbations particulières. Ces compartiments sont prédéfinis par catégories de masses d’eau : cours d’eau, plans d’eau, eaux de transition (lagunes et estuaires) et eaux côtières. Sur ces principes restent à construire des indicateurs fiables. Pour mener à bien la construction de ces indicateurs, les questions clés auxquelles il faut pouvoir répondre sont : qu’est-ce qu’une communauté biologique en bon état ? Quelles particularités de celle-ci permettent de rendre compte des atteintes liées aux activités humaines ? Comment répondent les différents compartiments biologiques aux changements naturels du milieu, afin de pouvoir séparer ce qui dépend de la variabilité naturelle des communautés de ce qui relève des impacts anthropiques ? Répondre à ces questions suppose un haut niveau de connaissances sur l’écologie des espèces et le fonctionnement des écosystèmes, connaissances qui font fréquemment défaut dans les Outre-mer, bien que paradoxalement une large part de la biodiversité française s’y concentre. D’autre part, compte-tenu des particularités des écosystèmes tropicaux, les outils ne peuvent être les mêmes qu’en Europe continentale. Ces particularités, qui souvent interdisent toute transposition des méthodes utilisées en métropole, ont conduit la communauté des chercheurs intéressés par le développement d’indicateurs en Outre-mer, à questionner les principes mêmes de la bioindication et à proposer des solutions différentes.
Pour tenter de définir des indicateurs capables de rendre compte de l’état et du fonctionnement de certains écosystèmes, il faut parfois relever de véritables défis scientifiques (Monnier et al., 2016). Par exemple, les poissons qui peuplent les rivières dans les îles sont presque tous des migrateurs amphihalins1. Développer une bioindication basée sur ce groupe est particulièrement important pour rendre compte des altérations de la continuité écologique (barrages, seuils, prises d’eau, pêcheries estuariennes) qui restreignent ou interdisent leurs déplacements entre l’aval et l’amont des cours d’eau. Mais développer un tel outil est particulièrement complexe. En effet, d’une manière générale, pour avoir une indication du niveau de dégradation du milieu, on compare l’état observé d’une communauté biologique en un site donné à une situation pour laquelle les pressions anthropiques sont inexistantes ou très faibles.
Lorsqu’il s’agit de communautés composées d’espèces sédentaires, il est relativement aisé de définir une petite portion de territoire peu soumise aux activités humaines et sans conséquence pour les communautés biologiques. Dans le cas des migrateurs amphihalins, les larves proviennent du milieu marin – qui n’est pas lui-même sans subir les impacts d’activités humaines – puis colonisent l’ensemble du bassin versant. C’est donc l’intégralité du cours d’eau, de l’embouchure à la source, qu’il faut prendre en compte pour définir l’état naturel des communautés d’organismes amphihalins. En raison de l’omniprésence de pressions à l’aval des cours d’eau, aucun site existant ne peut être considéré en état naturel pour les espèces amphihalines. Pour contourner ce problème les experts proposent d’étudier une sélection d’espèces présentes de l’aval à l’amont des cours d’eau et dont certaines sont sensibles et d’autres tolérantes aux pressions. Malgré ces approches nouvelles, la bioindication peut parfois rester incertaine.
Dans certains cas, les indicateurs biologiques développés à ce jour ne répondent pas entièrement au besoin des gestionnaires qui est de pouvoir rendre compte de l’efficacité des actions réalisées pour l’amélioration de la qualité des eaux. Si une source de pression sur le milieu aquatique est jugulée, cela doit se traduire à plus ou moins long terme par une amélioration des valeurs des indices biologiques. Or, de l’échantillonnage sur le terrain jusqu’au calcul des notes de qualité, l’évaluation de l’état écologique est jalonnée d’incertitudes (Basilico & Reyjol, 2018). L’un des grands enjeux du développement des outils de bioindication est de pouvoir séparer ce qui relève de la variabilité naturelle du milieu et des biocénoses, de ce qui relève de l’impact des pressions anthropiques. Cela s’avère particulièrement compliqué dans le cas d’écosystèmes très complexes comme les mangroves et les récifs coralliens, écosystèmes primordiaux en milieu tropical, sans équivalent en Europe en termes de biodiversité et de fonctions écologiques. Les récifs en particulier, sont d’une grande sensibilité aux changements globaux et aux pressions anthropiques locales. La volonté de bâtir tout de même des outils de bioindication adaptés à ces milieux se heurte à de véritables défis conceptuels (Le Moal et al., 2016). Comment, par exemple, rendre compte de l’efficacité de mesures de conservation ou de restauration au regard d’évènements climatiques extrêmes à large échelle, comme les cyclones, impliquant un temps de résilience très long des communautés coralliennes ? De ces difficultés est né le programme de recherche Score-reef du Centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité (Cesab) de la FRB. Il vise à une meilleure prise en compte des trajectoires écologiques et des fonctionnalités des écosystèmes coralliens pour la définition d’indicateurs. Dans le but de produire des méthodes plus performantes pour évaluer l’état des récifs, seront mobilisées des séries de données sur les coraux, les poissons et les invertébrés, acquises sur des temps longs, provenant d’environnements contrastés et réparties sur l’ensemble de la planète. Gageons que les résultats de cette étude pourraient amener à revoir en profondeur notre conception de la bioindication.
Dans le cadre du développement d’indicateurs pour les rivières de Mayotte, une nouvelle méthode d’inventaire des espèces, basée sur des fragments d’ADN (barcodes), a été expérimentée (Vasselon et al., 2017) : le métabarcoding. Cette technique, grâce à l’avènement de technologies de séquençage de l’ADN à haut débit, permet d’identifier l’ensemble des espèces d’un échantillon présentes dans un prélèvement, à condition de connaître au préalable les séquences d’ADN qui correspondent à une espèce vivante ou morte. Aujourd’hui, les chercheurs s’emploient à identifier ces marqueurs et à confectionner une base de données de ces barcodes. À terme, ces méthodes puissantes pour caractériser la biodiversité des écosystèmes aquatiques amèneront une nouvelle manière d’organiser la surveillance environnementale. Elles pourraient conduire à plus de fiabilité dans l’évaluation de l’état écologique, d’une part en garantissant l’absence d’erreur d’identification des organismes biologiques et, d’autre part, en intensifiant la fréquence et la précision des suivis (Vasselon et al., à paraître2). Cependant, pour assurer la cohérence de l’évaluation entre le passé et le futur, et pour répondre à certaines questions importantes sur la dynamique des populations pour lesquelles les méthodes basées sur l’ADN sont inadaptées, les méthodes classiques resteront indispensables à l’évaluation de l’état des écosystèmes aquatiques.
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