[Fil rouge] De l’efficacité des aires marines protégées à l’identification des freins à leur mise en place
Auteure : Violette Silve (FRB)
Relectures : Hélène Soubelet (FRB), Nicolas Mouquet (CNRS UMR Marbec, FRB-Cesab), Pauline Coulomb (FRB), Robin Almansa (FRB), Juliette Jacquemont (Université de Washington)
Les océans abritent une multitude d’espèces, d’unicellulaires microscopiques à de grands mammifères, et fournissent des ressources vitales (nourriture, régulation du climat, cycle de l’oxygène, etc.). Cependant, les activités anthropiques telles que la pêche intensive ou encore la pollution, ainsi que les conséquences du changement climatique, menacent de détruire ces habitats essentiels. La biodiversité marine subit aujourd’hui une pression sans précédent, et son déclin pourrait avoir des conséquences dramatiques pour l’ensemble de la planète.
Face à cette urgence, un constat s’impose : il est impératif de protéger la biodiversité marine. Dans ce contexte, la création d’aires marines protégées (AMP) est devenue une priorité mondiale. Toutefois, leur efficacité à protéger durablement la biodiversité reste une question complexe, soulevant des interrogations sur leur mise en place, leurs statuts et leurs impacts réels. Embarquons ensemble pour un périple au fil de l’eau, à travers des articles scientifiques publiés récemment et issus, pour la plupart, de travaux permis par la FRB à travers son Cesab.
- Prédire le risque d’extinction pour une meilleure conservation
Il est possible de mesurer l’efficacité des AMP en se demandant si celles-ci permettent la protection d’espèces en voie de disparition. Bien que cette volonté soit déjà présente, 38 % des espèces de poissons marins ne sont pas encore assez documentés pour que l’UICN puisse leur attribuer un statut de conservation. Ces espèces ne sont ainsi que peu intégrées dans les réflexions menant à la mise en place d’AMP. Face à ce constat, les scientifiques du groupe FRB-Cesab PhenoFish ont développé un modèle innovant combinant une forêt aléatoire (algorithme d’apprentissage automatique) et un réseau de neurones artificiels. Ce modèle vise à prédire le risque d’extinction de 4 922 espèces de poissons marins, en se basant sur leurs données d’occurrence, leurs traits fonctionnels, leur taxonomie et l’utilisation humaine (pêche, aquariophilie). Les modèles ont révélé que le risque d’extinction des poissons marins est plus élevé que les estimations actuelles de l’UICN, passant de 2,5 % à 12,7 %, soit une augmentation de 408 %. Ces chiffres soulignent l’importance de mettre en place des stratégies de conservation ambitieuses des espèces. Les espèces les plus concernées sont celles de grande taille, au faible taux de croissance et possédant des aires de répartition limitées. L’intégration de ces espèces à risque dans des analyses de conservation a conduit à une réévaluation des priorités, soulignant l’importance des régions subpolaires et polaires pour la mise en place d’AMP.
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Traditionnellement la recherche en biologie s’intéresse à la taxonomie et la classification des espèces. Cependant, face aux grands défis environnementaux est né le besoin de se détacher d’une vision propre à l’espèce et d’adopter une vision plus globale afin d’aller plus loin dans notre compréhension du vivant et permettre d’aborder des questions d’écologie prédictive. Ces dernières décennies, les avancées scientifiques ont fait émerger une nouvelle approche : les traits fonctionnels, qui sont des caractéristiques observables, mesurables, temporelles ou périodiques du cycle de vie d’un être vivant qui se mesurent à différents niveaux, de la cellule à l’organisme entier. On y retrouve des caractéristiques telles que la morphologie (ex : la taille), la physiologie (ex : le régime alimentaire) ou la phénologie (ex : la date d’éclosion des œufs). L’utilisation de traits fonctionnels facilite les comparaisons entre écosystèmes et aide à comprendre comment la diversité fonctionnelle influence la résistance et la résilience des écosystèmes face aux perturbations.
- L’étude des traits fonctionnels au sein des projets de recherche financés par la FRB
Au sein des groupes hébergés à la FRB-Cesab, l’approche des traits fonctionnels est largement adoptée. Elle est employée pour étudier l’impact de la navigation fluviale sur la biodiversité (Navidiv), la lutte biologique contre les agresseurs de culture (FunBioDiv), la résistance des plantes insulaires aux invasions (Islets) ou encore les modifications des populations de poissons marins dues aux changements globaux (Fishglob et Maestro). Certains projets se consacrent entièrement à cette démarche, comme PhenoFish, qui vise à créer une base de données complète et accessible sur les traits fonctionnels des poissons. Le projet Free s’y intéresse également de près : après un premier projet dédié à la rareté fonctionnelle, le groupe travaille désormais à la synthèse de l’ensemble des travaux qui ont questionné les organismes et les populations sous un angle fonctionnel.
- Une approche applicable à tous les organismes
En travaillant sur les traits fonctionnels, on s’intéresse naturellement à la diversité fonctionnelle. En identifiant les fonctions rares dans un écosystème, autrement dit les espèces qui jouent des rôles écologiques uniques, nous pouvons mieux orienter nos efforts de conservation pour préserver ces fonctions essentielles mais potentiellement menacées. C’est précisément ce qu’ont entrepris récemment les chercheurs du groupe FRB-Cesab Free 2 en écologie microbienne, un domaine encore peu exploré sous cet angle. Dans un article publié en juillet dans CellPress, les auteurs et autrices démontrent que des microbes, bien que numériquement rares, peuvent contribuer de manière disproportionnée au fonctionnement des écosystèmes. A travers une évaluation de l’abondance dans l’espace et dans le temps, et de la spécificité des traits, ils fournissent un cadre pour caractériser la rareté fonctionnelle afin d’orienter les efforts de conservation.
A une différente échelle et sur des organismes différents, cette démarche est également employée dans un article du groupe FRB-Cesab Maestro sorti en juillet dans le journal Ecography. L’étude porte sur les changements de communautés de poissons en Europe sur les 25 dernières années, à la fois sur les changements d’espèces (diversité taxonomique) et sur les changements du rôle des espèces (diversité fonctionnelle) et sur l’influence des changements environnementaux. Leur approche à large échelle a notamment démontré que des changements de température pouvaient influer sur les groupes fonctionnels présents. > En lire plus sur cet article
Voilà vous en savez désormais davantage sur les traits fonctionnels ! Maintenant retour sur les aires marines protégées …
- Révéler les zones clés laissées sans protection
En plus de l’attention portée aux espèces en danger, l’efficacité des AMP repose aussi sur la protection des habitats clés, une question que les chercheurs explorent également. Il est possible d’inférer sur l’efficacité actuelle des AMP en regardant quels sont leurs impacts sur les populations de poissons : c’est ce qu’ont entrepris des scientifiques du CNRS et de l’Université de Montpellier, soutenus par le centre d’analyse de données de la FRB (Cesab). Environ 20 000 heures de vidéos sous-marines, ayant capté près d’un million d’individus appartenant à 1 460 espèces différentes, ont été analysées, révélant qu’une protection efficace des espèces de poissons marins nécessite une distribution des AMP tant près des côtes qu’au large. En effet, les zones profondes jouent un rôle crucial en tant qu’habitats refuges pour les populations de poissons pélagiques (vivant dans la colonne d’eau), qui présentent un intérêt halieutique fort. Or, ces zones en haute mer sont pour le moment trop peu protégées.
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Renforcer les efforts de conservation en haute mer, c’est également la conclusion à laquelle arrivent un autre consortium de scientifiques (dont fait partie Joachim Claudet, membre du Conseil scientifique de la FRB) dans un article récent. En adoptant une approche novatrice qui intègre la verticalité du domaine marin, les scientifiques mettent en évidence le biais actuel de conservation en faveur des zones peu profondes et de celles soumises à une faible pression de pêche. Ceci s’explique par le fait qu’il est plus facile de protéger des zones où il y a déjà peu d’activités humaines, même si ce ne sont pas toujours les zones les plus pertinentes pour la conservation. On appelle cela la « conservation résiduelle » : on protège là où il y a le moins d’interférence avec les activités humaines. Cela laisse les écosystèmes profonds sans protection, bien qu’ils abritent pourtant une biodiversité unique, des frayères et des sites d’alimentation pour des poissons d’intérêt halieutique et jouent un rôle clé dans le cycle du carbone. Les scientifiques préconisent une vision en 3D du domaine marin et l’établissement de politiques de protection couvrant toutes les profondeurs, afin de préserver efficacement l’ensemble des écosystèmes.
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Protéger la biodiversité marine en instaurant de nouvelles aires maries protégées est prometteur lorsque ces zones sont basées sur une analyse de la pertinence écologique. Cependant, ce processus doit tenir compte des réalités socio-économiques, car l’autre frein à l’efficacité des aires protégées est leur intégration dans une démarche globale préservant les intérêts des humains.
Certains secteurs économiques, comme la pêche ou le tourisme, dépendent largement des ressources marines. La création d’AMP dans ces zones, bien que nécessaire pour la conservation, peut menacer la survie économique de certaines communautés qui peuvent en retour s’opposer ou ne pas respecter les aires protégées, ce qui en réduit l’efficacité. Les scientifiques et les décideurs sont donc confrontés à des dilemmes complexes : comment concilier protection de la biodiversité et économie locale ?
- La place des enjeux économiques
Les paramètres environnementaux influent actuellement moins dans la mise en place d’AMP que les facteurs socio-économiques. C’est ce que démontrent vingt scientifiques de cinq pays, collaborant au sein des groupes FRB-Cesab Pelagic et Parsec. Dans cette étude, leur objectif est notamment d’identifier des espaces où la biodiversité est riche, mais où les intérêts économiques sont faibles, afin de minimiser les conflits et faciliter leur protection. Cependant, les zones marines à forte valeur biologique sont souvent étroitement liées à des enjeux économiques, ce qui complique la création d’AMP. L’objectif des Nations Unies de protéger 30 % de l’espace marin d’ici 2030 pourrait être difficile à atteindre sans des efforts significatifs pour surmonter ces obstacles socio-économiques.
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- Les paramètres sociaux et les dynamiques de pouvoir
Au-delà des aspects économiques, l’origine des mesures de protection joue un rôle crucial dans l’efficacité de la conservation marine. Une étude publiée en juillet dernier par le groupe FRB-Cesab JustConservation, basée sur une revue systématique de 662 études dans 102 pays, révèle plusieurs aspects cruciaux de la conservation. Premièrement, elle met en lumière une dynamique néocoloniale persistante, où les pays du Nord dominent la recherche sur la conservation dans les pays du Sud. Deuxièmement, l’étude souligne l’existence de biais dans certains résultats écologiques rapportés, remettant en question l’indépendance de certaines études scientifiques. Enfin, l’étude révèle que les aires marines protégées (AMP) établies selon des processus participatifs, impliquant activement les communautés locales, sont généralement plus efficaces que celles imposées par des décisions politiques descendantes. Ainsi, les programmes de conservation intégrant ou issus des peuples autochtones et des communautés locales produisent les meilleurs effets sur la biodiversité. Cette approche favorise une gouvernance plus inclusive et équitable, intègre des savoirs traditionnels précieux et respecte les droits et valeurs locales. Ces conclusions remettent en question l’approche traditionnelle de la conservation marine et plaident pour une intégration plus poussée des communautés locales dans les processus décisionnels. Pour atteindre les objectifs mondiaux de conservation marine, il est essentiel de repenser les stratégies de mise en œuvre des AMP en mettant l’accent sur l’équité, la participation locale et la justice sociale.
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L’évaluation des aires marines protégées met en lumière un biais de conservation centré sur les espèces connues, les zones côtières et les régions où les impacts sur les activités de pêche sont limités. Ce déséquilibre reflète la difficulté à concilier protection de la biodiversité et intérêts économiques, car les zones les plus riches écologiquement sont aussi celles qui sont les plus exploitées. Pour accroitre le nombre d’aires marines protégées efficaces, il est essentiel de réviser l’approche actuelle tant en termes de bases scientifiques, que de soutien économique ou social.
L’établissement des aires protégées doit donc en premier lieu bénéficier d’une évaluation scientifique de leur potentiel écologique à réellement protéger la biodiversité. La gestion participative, associant scientifiques, ONG, gouvernements et communautés locales, doit ensuite constituer la clé de voûte pour créer des AMP efficaces et durables, s’accordant sur des objectifs communs préservant les trois piliers écologiques, économiques et sociaux d’un développement local harmonieux.
La protection de la biodiversité marine n’est pas un objectif irréalisable, mais elle ne peut se faire sans une base scientifique solide, une coopération globale, des investissements conséquents et une attention particulière aux enjeux locaux.