[Interview] Les formes de pouvoir à l’œuvre dans les processus participatifs : un levier pour des actions de conservation plus efficaces ? Rencontre avec Lou Lecuyer
Interview de Lou Lécuyer (post-doctorante sur le projet PowerBiodiv)
Par Cécile Jacques et Martin Plancke (pôle Partenariats science-société) et Pauline Coulomb (pôle Communication et valorisation scientifique)
Relecture : Nicolas Mouquet (directeur scientifique du Cesab)
Référence : Lécuyer, L., Balian, E., Butler, J. R. A., Barnaud, C., Calla, S., Locatelli, B., Newig, J., Pettit, J., Pound, D., Quétier, F., Salvatori, V., Von Korff, Y., & Young, J. C. (2024). The importance of understanding the multiple dimensions of power in stakeholder participation for effective biodiversity conservation. People and Nature, 00, 1–14. https://doi.org/10.1002/pan3.10672
La complexité des enjeux de conservation de la biodiversité a conduit à un engagement accru des parties prenantes par le biais de processus participatifs, mais souvent sans que l’on comprenne clairement comment ou si ces processus conduisent effectivement à de meilleurs résultats en matière de conservation de la biodiversité.
Depuis 2021, les membres du projet FRB-Cesab PowerBiodiv tentent de mieux comprendre comment les multiples dimensions du pouvoir imprègnent ces processus et comment cette compréhension peut conduire à leur amélioration dans un objectif de conservation de la biodiversité. Une quinzaine de chercheuses et chercheurs internationaux mettent ainsi en commun leurs expertises en science politique, sociologie, biologie de la conservation, géographie, facilitation, écologie et anthropologie. Fin mai 2024, une partie de leurs résultats a été publiée dans la revue internationale People and Nature. Rencontre avec Lou Lecuyer, post-doctorante sur ce projet.
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Les travaux du groupe PowerBiodiv ont permis d’établir une typologie des formes de pouvoir, c’est notamment ce que vous mettez en avant dans le dernier article publié. Pouvez-vous nous expliquer le cadre conceptuel que vous proposez ?
Nous sommes partis du constat que, bien que l’importance des relations de pouvoir soit de plus en plus reconnue comme un facteur clé pour obtenir de meilleurs résultats dans les processus participatifs pour la biodiversité, peu de publications s’appuient sur la théorie existante ou expliquent comment prendre en compte le pouvoir. Nous avons donc exploré d’autres domaines, comme celui du développement, pour voir ce qui avait été écrit à ce sujet et avons décidé de nous inspirer du cadre théorique proposé par Just Associates en l’appliquant à des cas concrets sur lesquels nous avons travaillé.
Notre cadre reconnaît qu’il existe toujours plusieurs dimensions de pouvoir en jeu, parfois simultanément (cf Figure ci-après). Le “pouvoir sur” est ainsi constamment remis en question par le “pouvoir transformateur” (par exemple, les mouvements de résistance) et cela peut se manifester dans différentes arènes, de diverses manières, et à travers plusieurs échelles.
Figure : Cadre des dimensions multiples du pouvoir adapté du cadre du pouvoir de Just Associated (2023) et de l’Institute of Development Studies (Gaventa, 2006) et du Power Cube. (Adapté de Lecuyer et al. 2024)
Par exemple, dans le cas d’un processus participatif visant à décider des moyens de gestion d’un parc dans le nord de la Thaïlande, il fallait surmonter une forte dimension systémique. Les minorités ethniques y étaient perçues par les décideurs, employés du parc et personnes extérieures, comme inéduquées et utilisant des pratiques polluantes pour le bassin versant. Passer au-dessus de ces aprioris a demandé la mise en place d’une démarche qui prenait en considération les différentes dimensions du pouvoir – les femmes sont ainsi venues en plus grand nombre, permettant d’ouvrir plus largement l’espace de dialogue et mobilisant leur “pouvoir avec”. En parallèle, le directeur du parc a aussi utilisé une forme de “pouvoir de” en décidant de ne pas prendre parti à certaines étapes du processus, limitant l’impact possible (cf Figure). Dans un cas comme celui-ci, l’utilisation du cadre en amont des processus permettrait de mieux anticiper cela, en identifiant que, si les femmes viennent en plus grand nombre, elles sont plus à même de prendre la parole et en mettant donc en place les stratégies nécessaires pour faire venir plus de femmes ; ou bien de mettre des stratégies en place pour s’assurer de la participation des personnes qui ont les pouvoirs de décisions.
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Quelle place tiennent les connaissances scientifiques dans ce cadre conceptuel ? En particulier, quelle est place est donnée à l’incertitude, à la fois comme composante systémique ou comme mécanisme d’influence, dans les dynamiques de pouvoir ?
Les connaissances scientifiques sont le fondement de notre cadre conceptuel, qui repose sur les travaux théoriques et empiriques de nombreux auteurs, notamment les travaux de Lukes sur les dimensions du pouvoir. Nous avons choisi cette représentation, car elle permet de considérer le pouvoir à différents niveaux : à la fois au niveau des acteurs (leur capacité à agir seuls ou en groupe) et au niveau structurel (intégré dans notre manière de percevoir et de penser le monde, ou dans la reconnaissance de certaines connaissances au détriment d’autres).
L’incertitude peut s’exprimer à différents niveaux. Dans les arènes du pouvoir, l’incertitude peut être utilisée pour maintenir le statu quo et repousser l’action, se manifestant ainsi par des stratégies cachées. Dans les dimensions du pouvoir, l’incertitude réelle peut affecter le “pouvoir de”, le manque de connaissance limitant la capacité d’agir.
Le pouvoir est souvent lié aux questions de connaissance et donc d’incertitude. Il est crucial de se demander quelles connaissances sont prises en compte, considérées comme légitimes, et influencent la prise de décision. Ces questions sont essentielles dans les processus participatifs pour la biodiversité.
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Les résultats de vos recherches amènent à l’idée que le changement transformateur (concept fort de l’Ipbes) passe par un changement des dynamiques de pouvoir, pouvez-vous nous en dire davantage ? Quel enjeu y a-t-il notamment à prendre en compte davantage les non-humains dans ces processus ?
L’importance des dynamiques de pouvoir pour induire des changements transformateurs est reconnue depuis longtemps. Ce qui nous semblait important cependant était de savoir, une fois que l’on dit que les relations de pouvoir sont importantes, comment pouvons-nous les analyser ? Il s’agit de ne pas se concentrer uniquement sur le pouvoir coercitif, mais aussi sur le pouvoir d’agir, car pouvoir et contre-pouvoir sont toujours en relation.
Nous avons également cherché à comprendre comment les questions de biodiversité influencent ces dynamiques de pouvoir. Nos études de cas montrent des situations variées : certaines compagnies utilisent leur pouvoir lors de ces processus pour essayer de privatiser des ressources, entraînant une perte de biodiversité, tandis que certains processus participatifs pour la biodiversité, en essayant d’améliorer la conservation des espèces, risquent de renforcer les inégalités existantes entre participants si elles ne prennent pas en compte les dynamiques de pouvoir en place. Dans certains cas, les connaissances scientifiques dominent le processus, tandis que dans d’autres, différentes formes de connaissance sont prises en compte. Je reconnais que en revanche aucun des cas utilisés dans l’étude n’a tenté de représenter explicitement les non-humains. Cependant, grâce à l’expérience des professionnels de la facilitation impliqués dans notre groupe, nous suggérons que des approches plus sensibles, telles que l’utilisation de représentations artistiques comme le théâtre forum ou de nouvelles formes de narrations plus proches de l’histoire contée que du rapport scientifique, pourraient aider à mieux les intégrer.
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Concrètement, comment les enseignements tirés de vos travaux peuvent-ils être opérationnalisés de manière à en voir les effets vertueux, pendant ou en amont d’un processus participatif ?
Ce cadre théorique constitue la première étape de notre projet. À partir de ce cadre, nous avons élaboré une grille d’analyse pour mener une revue systématique de la littérature (ndlr : une méthode robuste de synthèse de connaissances), afin de mieux comprendre le lien entre la prise en compte des multiples dimensions du pouvoir et les impacts sur la biodiversité. Bien que ce travail soit en cours, nous constatons déjà qu’il existe peu de publications détaillant à la fois les relations de pouvoir dans les processus participatifs en lien avec la biodiversité et les impacts de ces processus sur la biodiversité. Cependant, nous pouvons identifier quelles dimensions du pouvoir sont fréquemment analysées (comme le “pouvoir avec”, à travers des questions de confiance, par exemple) et lesquelles le sont moins (comme les questions de pouvoir caché et invisible).
Nous travaillons également à utiliser ce cadre théorique comme grille de lecture pour développer des pratiques réflexives sur les dimensions de pouvoir avant, pendant ou après un processus participatif. En tant que commanditaires, organisateurs, facilitateurs ou participants d’un processus participatif, vous pouvez vous interroger sur les dimensions de pouvoir en jeu : Y a-t-il des différences systémiques entre les participants qui permettent à certains d’être plus influents ? Que se passe-t-il en dehors du processus participatifs pour la biodiversité qui pourrait avoir un impact sur celui-ci ? Quelles alliances existent ou se forment au cours du processus ? Etc.
Enfin, un dernier axe sur lequel nous souhaitons travailler est de déterminer, une fois l’analyse des dimensions de pouvoir réalisée, comment utiliser ces informations. Comment les communiquer ? Quels sont les risques ? Quel est notre rôle en tant que représentant institutionnel, chercheur ou facilitateur face à ces dimensions de pouvoir ? Avons-nous le courage de parler ouvertement des relations de pouvoir ?
Programme phare de la FRB, le Cesab (Centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité) est une structure de recherche au rayonnement international dont l’objectif est de mettre en œuvre des travaux innovants de synthèse et d’analyse des jeux de données déjà existants dans le domaine de la biodiversité. Localisé à Montpellier, il accueille chaque année de nombreux chercheurs, issus de tous les continents.
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