Le rāhui polynésien : un modèle ancestral et efficace pour la gestion des ressources naturelles
Auteurs : Jérôme Noël Petit,responsable France du projet Pew Bertarelli Ocean Legacy
Relecteur : Pierre Tousis, chargé de communication à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
Chaque jour, l’océan est menacé par la surpêche, la pollution et l’acidification. En accord avec les travaux de la communauté scientifique et une résolution de l’Union internationale pour la conservation de la nature, un compromis politique raisonnable serait de protéger au moins 30% de chaque habitat marin, afin de les régénérer pour qu’ils puissent continuer à fournir des bénéfices écologiques durables à l’humanité. Mais ces velléités internationales, aussi pertinentes soient-elles, rencontrent localement bien souvent des résistances sociales et économiques qui freinent considérablement leur concrétisation. Une des solutions pourrait être alors de s’intéresser aux réussites locales de conservation des écosystèmes telle que la pratique traditionnelle polynésienne du rāhui. Des enseignements peuvent être tirés de ce concept local et ancestral pour atteindre des objectifs de protection ambitieux au niveau global.
Autrefois pratiqué sur l’ensemble du triangle polynésien, entre la Nouvelle-Zélande, Hawaii et l’île de Pâques, le rāhui jouait un rôle clé dans la gestion durable des ressources naturelles. Il consistait à bannir temporairement l’accès à un espace, ou interdire le prélèvement d’une ressource naturelle, pour favoriser leur régénération pour le bénéfice de toute une communauté. Par exemple, il pouvait protéger une partie de lagon, une baie, une cocoteraie ou même certaines espèces d’oiseaux ou de taro (un tubercule alimentaire). Sa mise en place permettait soit à un habitat de se régénérer pour ensemencer les zones exploitées par effet de débordement, soit à une espèce d’atteindre une taille optimale avant son exploitation, soit de préserver une ressource pour les périodes de disette ou pour un besoin particulier comme un évènement festif.
La pratique du rāhui est ancienne, puisqu’elle existait déjà avant les colonisations polynésiennes (vers 800 ap. J.-C.). La raison principale de l’imposition d’un rāhui était souvent politique ou religieuse, pour assoir l’autorité d’un chef sur la communauté. Mais l’apparition de ce concept est aussi probablement due à un besoin perçu par la communauté de conserver et exploiter durablement les écosystèmes dans des contextes insulaires aux ressources alimentaires limitées abritant une densité de population importante. On peut imaginer que les communautés ayant mis en place ce genre de mécanismes ont survécu, les autres ayant dû migrer ou s’étant effondrées.
Après l’arrivée des Occidentaux en Polynésie, le rāhui a progressivement disparu au début du XIXème siècle. En cause : la perte de culture liée à la disparition de la population. En l’espace de quelques années, certaines îles ont perdu jusqu’à 80% de leur population humaine, principalement à cause des maladies transmises par les colons. Le rāhui, comme toutes les pratiques traditionnelles, a également souffert de l’effacement culturel provoqué par l’occidentalisation. Néanmoins, malgré sa quasi-disparition sur le terrain, il est resté bien présent dans la culture locale et l’imaginaire collectif.
Dans les années 1980, sur l’île de Rapa, un accès plus facile aux marchés extérieurs avec l’arrivée des congélateurs a entrainé une nouvelle surexploitation des poissons côtiers. Les autorités locales ont alors remis en place un rāhui pour protéger la baie principale de l’île, sur le modèle ancestral. Depuis, ce modèle s’est diffusé au reste de la Polynésie française et de nombreuses communes ont progressivement remis en place des rāhui dans leurs lagons, comme celles de Teahupoo, Teva i Uta, Tautira à Tahiti, mais aussi Ua Huka aux Marquises et Tubuai.
Les nouveaux rāhui mis en place récemment sont hybrides : ils sont gérés par la communauté tout en bénéficiant de la protection juridique du code de l’environnement ou d’une protection officielle par une zone de pêche réglementée. La Direction des ressources marines a également repris le concept du rāhui pour assurer la protection de certaines espèces de poissons, mollusques et crustacés en règlementant la taille minimale des prises pour ces espèces. Cette reconnaissance juridique, par rapport au modèle culturel traditionnel, permet un contrôle par les forces de l’ordre et une répression en cas d’infraction.
L’avantage du rāhui, par rapport à d’autres outils de conservation modernes comme une aire marine protégée ou un plan de gestion de l’espace maritime, réside dans son lien fort à la culture polynésienne qui le rend légitime pour l’ensemble des acteurs. Au-delà du contrôle effectué par l’administration, une certaine forme d’autodiscipline se met en place et ce sont toutes les autorités culturelles des îles qui s’emparent de cet outil : les associations, les groupes religieux, les éducateurs, les gestionnaires de pensions de famille, etc. La tradition du rāhui fait partie du patrimoine culturel polynésien et, à ce titre, il bénéficie d’une pleine adhésion de la population. Un sondage récent a montré que 90% de la population de Polynésie française souhaite établir un rāhui dans chaque commune.
De nombreuses études scientifiques récentes ont montré que les nouvelles zones de rāhui entrainaient d’importants bénéfices écologiques, grâce à cette acceptation sociale et au respect des réglementations qui en découle. L’université de Hawaii a observé un effet significatif du rāhui de Rapa, avec environ deux fois plus de poissons dans la zone protégée que dans la zone ouverte. Un suivi écologique du laboratoire de recherche CRIOBE a montré également une forte augmentation de la biomasse et des quantités de poissons commerciaux à l’intérieur du rāhui de Teahupoo.
Suite à ce renouveau dans les lagons, le concept du rāhui polynésien continue sur sa lancée et semble prêt à franchir de nouvelles frontières. Lors du One Ocean Summit, le 11 février 2022 à Brest, le Président Fritch a annoncé la création future d’une zone de protection de 500 000 km² au sud-est de la Polynésie française appelée Rāhui Nui, ou littéralement « grand rāhui ». Cette annonce répond à la mobilisation des élus des Australes, qui militent depuis 2014 pour la création d’un grand rāhui dans les eaux de leur archipel avec l’appui du programme Héritage mondial des océans de Pew et Bertarelli. Les pêcheurs artisanaux des Australes, comme ceux de la plupart des îles du Pacifique, souffrent de l’effondrement des populations de thons dont la population dépend pour leur subsistance. En effet, d’après les données de la Communauté du Pacifique Sud, le germon, le thon jaune et le thon obèse ont perdu environ 70% de leur population naturelle dans le Pacifique Ouest. Les îliens ne sont pas responsables de cet effondrement mais ils en sont les premières victimes.
Dans le projet de grand Rāhui porté par les élus des Australes, la population locale souhaite créer une zone de pêche artisanale exclusive pour la population autour de chaque île, puis une zone strictement protégée au large, là où les pêcheurs locaux n’accèdent pas, pour éviter que ces zones ne soient pillées par la pêche industrielle. Comme l’a énoncé le maire de Rapa, « depuis les années 80, notre population a réussi à lutter contre la disparition des poissons côtiers avec un rāhui dans notre baie ; maintenant, le problème vient du large, donc nous voulons naturellement étendre notre rāhui sur le grand océan ».
Depuis les temps anciens, les Polynésiens proposent des réponses afin de surmonter les problèmes auxquels la planète tout entière fait face aujourd’hui, qui sont ceux de la surpopulation et de la surexploitation des ressources. Ce sont des mesures simples de protection, de gestion durable et de partage équitable des ressources naturelles. Ce concept de gestion de la biodiversité marine basé sur des solutions locales, riches de culture et de valeurs communes pourrait offrir une source d’inspiration au reste du monde pour protéger efficacement les océans et en tirer des bénéfices durables.
À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.
Jérôme Noël Petit,
responsable France du projet Pew Bertarelli Ocean Legacy