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janvier 2019  I  Article  I  FRB  I  Biodiversité et climat

Dans des océans en mutation, la pêche doit devenir durable

Auteur : Yunne-Jai Shin, directrice de recherche à l’IRD
Relecture : Hugo Dugast (chargé de communication), Julie de Bouville (Responsable communication), Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES)

Alors que les océans se réchauffent, et que les populations de poissons subissent les effets du réchauffement climatique, peut-on continuer à pêcher de la même manière ? L’océan reste une source essentielle d’approvisionnement pour des millions de personnes dans le monde. Il est donc urgent de mettre en place une gestion responsable de la pêche.

Dans des océans en mutation, la pêche doit devenir durable

À mesure que le climat se réchauffe, les températures des mers augmentent également. Du plancton aux oiseaux, en passant par les poissons, ce phénomène modifie significativement toutes les composantes des écosystèmes marins. Un des effets les plus documentés de ce réchauffement est la migration des espèces vers les pôles, qui se traduit par une diminution de la biodiversité marine dans la zone intertropicale. Mais de nombreux autres facteurs influent sur les communautés d’espèces, notamment leur exploitation non-durable par la pêche. Cette dernière est alors responsable d’impacts très négatifs sur les populations de poissons, dont la diminution a aussi une incidence négative sur les oiseaux marins (Cury et al., 2011 ; Grémillet et al., 2018). Une proportion croissante de ces populations – un tiers des espèces pêchées en 2015 – est surexploitée, tandis que 60 % sont exploitées à leur maximum, et seules 7 % des populations sont sous-exploitées (FAO 2018). Or, l’océan reste une source essentielle d’approvisionnement en protéines pour des millions de personnes dans le monde, notamment dans les pays en développement.

 

Il est donc urgent de mettre en place une gestion soutenable des pêches, au moment même où les impacts négatifs du changement climatique rendent la tâche encore plus complexe : certains modèles prévoient une diminution de la biomasse des poissons allant jusqu’à 25 % d’ici la fin du siècle, si les émissions de gaz à effet de serre devaient s’intensifier (Lotze et al., 2018). Pour estimer les impacts des changements climatiques combinés à ceux des pratiques de pêche, une équipe de scientifiques menée par Caihong Fu (DFO, Canada) et Yunne-Jai Shin (IRD, France) a étudié neuf écosystèmes marins dans le monde entier. L’équipe s’est appuyée sur des modèles mathématiques développés pour chaque écosystème, et les a utilisés comme des laboratoires virtuels. En manipulant ces outils, les chercheurs ont pu explorer la manière dont le système évolue lorsque le changement climatique et la pêche entrent en interaction. L’objectif du projet est d’apporter un éclairage scientifique à la prise de décisions afin d’adapter les politiques de gestion des pêches au changement climatique.

Mieux connaître l’impact de la pêche dans des écosystèmes changeants

Ces recherches pionnières permettent d’étudier des phénomènes extrêmement difficiles à anticiper. En raison des multiples effets en cascade et des rétroactions possibles entre les espèces d’un même écosystème, les effets conjugués du climat et de la pêche sont au premier abord incertains. Par exemple, si le changement climatique réduit l’abondance des petits poissons fourrages qui nourrissent des prédateurs, et que ces prédateurs sont eux-mêmes des cibles de la pêche, comment les différentes populations vont-elles s’équilibrer ? Les interactions entre les espèces peuvent, selon les cas, amplifier les effets négatifs de la pêche et du climat, les atténuer ou au contraire produire des effets antagonistes, créant de véritables « surprises écologiques ». L’effondrement de la population de sardines au large de la Namibie et son remplacement par des méduses et des gobies est un exemple tristement célèbre d’impacts non anticipés de la surexploitation et du changement climatique (Roux et al., 2013 ; Utne-Palm et al., 2010).

 

Il ressort de cette étude comparative qu’il faut s’attendre à davantage d’effets cumulés négatifs entre la pêche et le changement climatique, notamment dans trois écosystèmes sur les neuf modélisés : la mer Noire, la mer Catalane (mer Méditerranée) et la zone du courant de Benguela au large de l’Afrique du Sud. Selon la dernière évaluation de la FAO, la mer Noire et la mer Méditerranée sont les régions maritimes les plus surexploitées au monde, avec un taux record de 43 % de stocks surexploités. Dans ces deux régions, il est à prévoir que l’état de la biodiversité se dégrade rapidement avec le changement climatique, si des mesures de gestion ne tentent pas de changer de cap, notamment en réduisant la pression de pêche.

 

Dans le Benguela sud, la situation est sensiblement différente. Si la gestion des pêches est davantage précautionneuse et adopte une approche écosystémique, les impacts du changement climatique et de la pêche diffèrent grandement selon les zones et peuvent créer des situations de surexploitation locale. En effet, le changement climatique induit depuis plus d’une décennie un déplacement progressif des stocks de petits poissons pélagiques[1] (sardines, anchois) vers le sud-est de la côte sud-africaine. Et dès à présent, on constate des signes d’épuisement de ces poissons dans la région du Cap à l’ouest du pays où, historiquement, les pêcheries de petits pélagiques étaient concentrées. Ces déplacements d’espèces ont des conséquences sur le reste de l’écosystème marin, en particulier sur leurs prédateurs. Ainsi, les populations d’oiseaux, notamment les Fous du Cap et les manchots du Cap, s’amenuisent de manière inquiétante.

[1]. Espèces vivant dans les eaux proches de la surface

 

Un destin commun, mais des effets différents selon les populations de poissons

Les multiples scénarios étudiés montrent des sensibilités différentes des poissons aux effets combinés de la pêche et du climat, selon leur place dans l’écosystème.

Dans le contexte du changement climatique, les gestionnaires des pêches risquent d’avoir davantage de difficultés à restaurer les stocks surexploités de grands poissons démersaux vivant au-dessus du fond des mers, tels que la morue ou le merlu, comparativement aux petits poissons pélagiques. Ce phénomène s’est produit notamment dans l’un des écosystèmes de cette étude, l’est de la Nouvelle-Écosse au Canada : l’effondrement de la morue et d’autres démersaux constaté au début des années 1990 s’est inscrit durablement dans le temps malgré la fermeture de la pêche démersale (Zwanenburg et al., 2006). On peut citer également l’écosystème du Humboldt au large du Pérou avec une population de merlus qui ne parvient pas à s’accroître à nouveau malgré un moratoire de 2 ans entre 2002 et 2004. Cet arrêt de la pêche s’est révélé trop court pour conduire à des résultats probants sur la restauration du stock, avec la conjonction de conditions environnementales non favorables (Guevara-Carrasco & Lleonart, 2008 ; Marzloff et al., 2009).

 

Pour les petits poissons pélagiques, le risque de voir leur effondrement facilité par le changement climatique dans les situations de surexploitation est encore plus grand. Leur position dans la chaîne alimentaire et les écosystèmes les rend très sensibles à un grand nombre de perturbations. Pourtant, on a longtemps considéré que les petits pélagiques étaient résistants à la surexploitation, mais de nombreux exemples d’effondrement de stocks rapportés dans différentes mers du monde remettent en cause cette idée. Citons ici le cas de l’anchois de la mer Noire où, au tournant des années 1990, son stock a lourdement chuté du fait notamment de la surpêche (Oguz, 2017). Plus proche de nous, en France, la pêche à l’anchois dans le Golfe de Gascogne a dû cesser entre 2005 et 2010, le temps que la biomasse retrouve un niveau suffisant.

Ces mécanismes devraient aboutir à une révision des politiques de pêche

À la lumière des résultats de ces travaux, les mesures de restauration des stocks de poissons, qui incluent la baisse de l’effort de pêche, l’instauration d’aires marines protégées ou la mise en place de moratoires saisonniers ou pluriannuels de pêche, doivent être reconsidérées. À l’aune du changement climatique, certains principes de précaution concernant les politiques de pêche pourraient être établis :

 

  • Quelle que soit la stratégie de pêche considérée dans cette étude, les risques de synergies négatives entre la surexploitation et le changement climatique sont plus importants pour les espèces à la base de la chaîne alimentaire, que sont les petits pélagiques.

 

  • Lorsque des mesures spécifiques sont mises en place pour réduire l’impact de la pêche sur les espèces au sommet de la chaine alimentaire que sont les grands démersaux, il faut s’attendre à une reconstruction des stocks plus lente que prévu par les modèles plus classiquement utilisés par les gestionnaires.

 

À l’occasion du nouveau rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale prévu pour mai 2019, la FRB donne chaque mois la parole à des scientifiques qui travaillent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité, mais aussi sur les solutions pour y remédier. Juristes, économistes, biologistes de la conservation sont autant de chercheurs qui offriront chacun un éclairage précis sur l’état et le devenir des espèces et de leurs écosystèmes. Le second thème abordé est celui du changement climatique, 3e cause de perte de biodiversité dans le monde.