Les récifs coralliens cernés par les impacts anthropiques et les changements globaux
Auteurs : Marie-Claire Danner (chargée de communication du Cesab de la FRB), Valériano Parravicini (porteur du projet FRB-Cesab Score-Reef)
Relecteurs : Denis Couvet (président de la FRB), Pauline Coulomb (responsable du pôle Communication et valorisation scientifique de la FRB), Hélène Soubelet (directrice de la FRB)
Références des articles
- Strona G, Lafferty KD, Fattorini S, Beck PS, Guilhaumon F, Arrigoni R, Montano S, Seveso D, Galli P, Planes S, Parravicini V (2021a) Global tropical reef fish richness could decline by around half if corals are lost. Proceedings of the Royal Society B, 288(1953):20210274. https://doi.org/10.1098/rspb.2021.0274
- Strona G, Beck PSA, Cabeza M, Fattorini S, Guilhaumon F, Micheli F, Montano S, Ovaskainen O, Planes S, Veech JA, Parravicini V (2021b) Ecological dependencies make remote reef fish communities most vulnerable to coral loss. Nature Communications, https://doi.org/10.1038/s41467-021-27440-z
Du 9 au 11 février s’est tenu à Brest le premier One Ocean Summit, un sommet international qui a permis de concrétiser des engagements en faveur de la protection des mers et des océans. Les écosystèmes marins sont en effet menacés à la fois par des facteurs globaux (tels que le réchauffement de l’eau et l’acidification des océans), mais aussi par des facteurs locaux (tels que la pêche, la pollution lumineuse ou encore la navigation). Les facteurs de pression étant directement associés aux activités humaines, les écosystèmes les plus éloignés des humains devraient intuitivement subir moins d’impacts et constituer des refuges plus sûrs pour la biodiversité. Cette idée est d’ailleurs confortée par plusieurs études scientifiques qui démontrent l’existence d’une corrélation claire entre l’état des écosystèmes et leur distance par rapport aux grandes villes (Figure 1). Pour cette même raison, les zones les plus éloignées sont aussi considérées comme des réservoirs potentiels de biodiversité qui peuvent préserver les écosystèmes en cas d’extinction importante.
Figure 1. L’impact des activités anthropiques, ou leurs conséquences (tels que la pêche, la pollution) sur les communautés des poissons des récifs coralliens diminue avec l’éloignement aux activités humaines. Chaque point correspond à une zone de récifs coralliens à une résolution spatiale de 1 × 1 degré de latitute/longitude. Modifié de Strona et al. 2021b (CC BY 4.0).
Cependant, des études menées au sein du projet de recherche Score-Reef, co-financé par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) à travers son Centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité (Cesab), l’Office français de la biodiversité (OFB) et le Ministère de la transition écologique (MTE), montrent que la réalité est tout autre lorsque l’on prend en compte la dépendance des poissons vis-à-vis des récifs coralliens.
Parler de communautés écologiques n’est pas seulement désigner un ensemble d’espèces présentes dans un même habitat. Il s’agit également de regrouper des espèces associées entre elles via un ensemble d’interactions écologiques plus ou moins complexes (interactions entre proies et prédateurs, échanges de nutriments, pâturage des coraux, etc.). La structure de ces réseaux d’interactions est en effet un facteur clé pour le maintien de la biodiversité. De même qu’un prédateur mourra de faim sans proie et certaines plantes ne se reproduiront pas sans pollinisateur, la disparition de certaines espèces au sein des écosystèmes récifaux peut avoir des répercussions néfastes, voire souvent fatales, sur les espèces associées. L’événement durant lequel une espèce est impactée par la disparition d’autres espèces dont elle dépend, est appelé « co-extinction » et est reconnu comme l’un des principaux facteurs de la crise mondiale actuelle de la biodiversité. Le risque potentiel découlant du degré d’indépendance entre les espèces au sein d’un même écosystème est donc une préoccupation majeure. Une première étude menée par l’équipe du projet de recherche Score-Reef, dirigée par Valeriano Parravicini (EPHE, Criobe) et Giovanni Strona (Université d’Helsinki), a ainsi montré que près de la moitié de la diversité des poissons tropicaux est ainsi menacée par la mortalité des coraux en raison de la dépendance des poissons vis-à-vis des récifs coralliens (Strona et al. 2021a).
Cette même équipe de chercheurs a souhaité aller plus loin en étudiant l’effet des impacts anthropiques (locaux) et globaux sur le degré de dépendance des poissons vis-à-vis des coraux.
Pour tenter de répondre à la question, les chercheurs ont combiné un ensemble de données sur la distribution et les caractéristiques écologiques de plus de 9 000 espèces de poissons récifaux. En utilisant des techniques d’intelligence artificielle, ils ont généré des milliers de réseaux écologiques sur l’ensemble des récifs coralliens, cartographiant les interactions entre les coraux et les poissons, et entre les poissons et leurs proies. Ils ont ainsi quantifié, pour chaque zone de récif corallien, le degré de dépendance des poissons vis-à-vis des coraux. Les résultats de cette analyse appuient leur première étude et confirment que la disparition des coraux pourrait avoir un effet néfaste sur environ 40 % des espèces de poissons dans chaque zone de récif corallien. Ils ont ensuite mesuré le degré de dépendance des poissons vis-à-vis des coraux par rapport à l’éloignement aux activités humaines et ont constaté que l’isolement et la réduction des perturbations anthropiques locales peuvent accroître la dépendance des poissons vis-à-vis des coraux (Figure 2). Autrement dit, les perturbations anthropiques locales semblent favoriser les espèces généralistes, qui font usage d’une plus grande variété de ressources et les zones isolées et sans perturbation favorisent les espèces spécialistes.
Figure 2. Le degré de dépendance des poissons vis-à-vis des coraux augmente avec l’éloignement aux activités humaines. Chaque point correspond à une zone de récifs coralliens à une résolution spatiale de 1 × 1 degré de latitute/longitude. Modifié de Strona et al. 2021b (CC BY 4.0).
Ce constat est problématique, car les espèces spécialistes ne peuvent faire usage que d’un nombre limité de ressources, ce qui les rend plus fragiles en cas de mortalité des coraux. Le risque de co-extinction est donc plus élevée dans les récifs coralliens éloignés des activités humaines et les espèces y sont plus impactées par la disparition d’autres espèces au sein d’un même récif. Cela peut avoir des conséquences dramatiques pour la biodiversité des récifs coralliens ainsi que pour les services écosystémiques associés.
Si on juxtapose ensuite l’impact des activités anthropiques avec la dépendance des poissons vis à vis des coraux (Figures 1 et 2) et qu’on prend en plus en compte les impacts globaux, on constate alors que la réduction des impacts anthropiques locaux avec l’éloignement aux humains est contrebalancée par l’augmentation de la dépendance des poissons aux coraux avec l’éloignement (Figure 3). Ainsi, les risques de co-extinction liés à une dépendance plus grande des poissons pour les coraux dans les récifs coralliens éloignés sont exacerbés par les risques liés à l’augmentation de la température de la surface de l’eau et au blanchissement des coraux.
Figure 3. La relation négative attendue entre les facteurs de pression anthropiques locaux (par exemple, la pêche) + globaux (par exemple, le réchauffement de l’eau de mer) et l’éloignement (points et ligne bleus) est aplatie par la relation positive entre l’éloignement et le degré de dépendance poisson-corail combiné à la vulnérabilité locale du corail au blanchissement (points et ligne rose). Chaque point correspond à une zone de récifs coralliens à une résolution spatiale de 1 × 1 degré de latitute/longitude. Modifié de Strona et al. 2021b (CC BY 4.0).
Ce cadre d’évaluation des risques combine pour la première fois :
- les risques liés aux facteurs de pression anthropiques locaux et globaux ;
- et les risques dérivant d’interactions spécialisées entre les espèces.
Il est applicable à tout écosystème. “Lorsque ces résultats sont appliqués à l’aménagement du territoire, par exemple en identifiant les zones à risque pour la biodiversité, une nouvelle image de la vulnérabilité des écosystèmes apparaît. On peut maintenant cartographier les zones de coraux vulnérables à cause de la dépendance des poissons pour les coraux, en plus des zones de coraux à risque à cause des pressions anthropogéniques locales. On obtient ainsi une carte mondiale des risques pour les communautés de poissons récifaux”, expliquent Valeriano Parravicini et Giovanni Strona. La pertinence de ces résultats pourrait s’étendre bien au-delà des récifs coralliens, en identifiant les zones « refuges » qui, plutôt que des havres de paix pour la biodiversité, pourraient aussi être des zones de vulnérabilité, et ainsi fournir des recommandations pour les politiques de gestion et de protection.
Programme phare de la FRB, le Cesab (Centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité) est une structure de recherche au rayonnement international dont l’objectif est de mettre en œuvre des travaux innovants de synthèse et d’analyse des jeux de données déjà existants dans le domaine de la biodiversité. Localisé à Montpellier, il accueille chaque année de nombreux chercheurs, issus de tous les continents.
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Centre de synthèse et d’analyse sur la biodiversité de la FRB (Cesab), Office français de la biodiversité (OFB), Ministère de la transition écologique (MTE), Institut Universitaire de France (IUF), BNP Paribas Fondation, Agence national de la recherche (ANR), Fondation Bertarelli, Exploratory Project EUReefs of the European Commission, Academy of Finland, Research Council of Norway, European Research Council (ERC), USGS Emerging Disease research programme.
University of Helsinki (Finlande); European Commission, Joint Research Centre (Italie); University of L’Aquila (Italie); IRD, Saint-Denis de la Réunion (France); CNRS (France); University of Montpellier (France); Ifremer (France); Stanford University (USA); University of Milan—Bicocca (Italie); Marine Research and High Education Center (Republic of Maldives); University of Jyväskylä (Finlande); Norwegian University of Science and Technology (Trondheim); CRIOBE, Université de Perpignan (France); EPHE (French Polynesia); Texas State University (USA); University of California (USA); Stazione Zoologica Anton Dohrn (Italie).