Réintroduction d’espèces sauvages et bénéfices pour les territoires : l’exemple de la réintroduction des vautours fauves dans les parcs naturels régionaux du Vercors et des Baronnies provençales
Auteures : Marilda Dhaskali, chargée de mission “politiques publiques” et Hélène Soubelet, directrice de la FRB
Relecteurs : Pauline Coulomb, responsable du pôle Communication et valorisation scientifique ; Cécile Jacques, chargée de mission au sein du pôle Partenariats science-société ; Grégory Obiang-Ndong, chargé de mission Évaluation des services écosystémiques Commissariat général au développement durable du ministère de la Transition écologique et solidaire (CGDD-MTE)
L’érosion de la biodiversité est dans certains territoires un enjeu majeur en raison de la disparition d’espèces de faune sauvage remplissant des fonctions écologiques clés. Diverses solutions peuvent être envisagées pour enrayer cette érosion et restaurer les fonctions écologiques des écosystèmes. Parmi ces solutions, les réintroductions et les renforcements de populations d’espèces de faune sauvage peuvent s’avérer particulièrement pertinentes. Longtemps perçues comme des actions ayant pour unique objectif l’amélioration de l’état de conservation de certaines espèces, elles peuvent avoir bien d’autres avantages pour les territoires.
En France, les premières actions de réintroductions et de renforcements de populations d’espèces de faune sauvage ont été mises en place durant le 20e siècle afin de reconstituer des populations d’espèces disparues ou pour renforcer celles en mauvais état de conservation. Les premières réintroductions de bouquetins dans les Alpes datent par exemple de 1910. Depuis, castors, tortues cistude, ours bruns ou encore différentes espèces de vautours ont été concernés par ces programmes. Les vautours fauves, par exemple, ont subi une période d’intenses pressions qui a conduit à leur disparition du sol français à la fin du 19e siècle. Dans les années 1970, dans le Massif Central, puis dès 1996 dans les Alpes, les premiers succès écologiques de réintroduction de ces oiseaux sont intervenus dans des paysages écologiques marqués par l’exode rural, la déprise agricole1, le retour de la forêt, la multiplication des grands herbivores et le retour des grands prédateurs.
Dans le cadre de l’Évaluation française des écosystèmes et services écosystémiques (Efese), qui vise à développer les outils d’évaluation nécessaires pour accompagner la transition écologique de la société française, l’amélioration des relations entre les populations et la faune sauvage au sein des territoires représente en enjeu crucial pour la transition écologique. Ainsi, en avril 2021, une étude2 de l’Efese s’est intéressée aux fonctions écologiques et services écosystémiques liés à la réintroduction des vautours fauves3 dans les parcs naturels régionaux (PNR) du Vercors et des Baronnies provençales. Cette étude propose en particulier une méthode d’évaluation destinée à aider les gestionnaires d’espaces naturels à identifier des pistes et des leviers d’action pour préserver la biodiversité en passant par la mise en valeur écologique, économique, sociale et culturelle des espèces. Pour ce faire, la méthode d’évaluation utilisée dans l’étude s’appuie sur un retour d’expérience de près de 25 ans du projet de réintroduction du vautour fauve dans ces deux parcs naturels régionaux.
Cet article présente les principaux résultats de l’étude Efese. Les différentes analyses ont été réalisées à partir de données récoltées dans la zone d’étude “Baronnies-Vercors”, soit une centaine de communes principalement de la Drôme, des Hautes-Alpes et de l’Isère. Cet ensemble forme un territoire de moyenne montagne (entre 234 m et 2 341 m d’altitude) d’environ 2 500 km2, dont la population de vautours fauves est estimée à 1 000 individus en vol en 2018.
1/ Bref aperçu de l’écologie du vautour fauve
En métropole, quatre espèces de vautours cohabitent : le vautour fauve (Gyps fulvus), le vautour moine (Aegypius monachus), le vautour percnoptère (Neophron percnopterus) et le gypaète barbu (Gypaetus barbatus). Les quatre espèces de vautour sont spécialisées dans la consommation de cadavres d’animaux qu’ils soient sauvages ou issus de bétail d’élevage. Ils constituent à eux quatre une guilde de rapaces nécrophages et se nourrissent uniquement d’animaux morts. Chaque espèce est spécialisée dans la consommation d’une partie bien particulière du cadavre.
Le vautour fauve se nourrit des muscles et viscères, le moine consomme les tendons, cartilages et peaux, le gypaète quasi-exclusivement les os et enfin, le percnoptère grappille les restes. Lors d’une “curée” (terme désignant le moment où les vautours se nourrissent d’un cadavre), des dizaines de vautours fauves éliminent en quelques minutes un cadavre de brebis et en quelques heures celui d’une vache. Un vautour fauve adulte consomme en moyenne 200 kg de cadavres par an.
Source : Rapport Efese sur la réintroduction des vautours dans les parcs naturels régionaux du Vercors et des Baronnies provençales, p.38.
Charognards stricts, les vautours fauves sont au sommet des pyramides alimentaires. Dans les écosystèmes, leur fonction écologique principale est l’élimination des cadavres d’animaux, qu’ils soient sauvages ou issus de bétail d’élevage (équarrissage naturel).
2/ Les services d’équarrissage
Un éleveur doit établir un contrat avec une société spécialisée pour l’enlèvement et le traitement des cadavres durant au minimum un an ou disposer d’une installation nécessaire pour effectuer ce travail.
Trois méthodes d’équarrissage sont légales en France :
- l’équarrissage conventionnel : les carcasses sont collectées chez les éleveurs et acheminées vers des plateformes où elles sont traitées ;
- l’équarrissage naturel (vautours) avec mise à disposition de la mortalité d’élevage par un organisme de collecte : les carcasses sont collectées chez les éleveurs par des structures agréées et acheminées vers des placettes d’équarrissage dont les structures ont en charge la gestion ;
- l’équarrissage naturel via des placettes-éleveurs (sans collecte) : les éleveurs vont eux-mêmes déposer les carcasses sur des placettes individuelles et nominatives, installées à proximité du siège de l’exploitation agricole.
Source : Rapport Efese sur la réintroduction des vautours dans les PNR du Vercors et des Baronnies provençales, p.60.
D’après les résultats de l’étude Efese, la réintroduction des vautours fauves permet l’élimination de près de 200 tonnes par an d’animaux domestiques morts à l’échelle de la zone d’étude. L’étude estime en outre que tous les cadavres de chamois et bouquetins (vivant dans les zones escarpées) pourraient être éliminés rapidement par les vautours, tandis que les cadavres des espèces forestières, comme les cerfs, chevreuils, sangliers, pourraient également être pris en charge, sans doute dans une moindre mesure en raison de l’accès moins facile aux carcasses. Par ailleurs, la présence des vautours a un effet de régulation des densités des charognards opportunistes (renards, corvidés, fouines, sangliers, etc.), par la compétition sur les ressources alimentaires. Une autre fonction très intéressante des vautours fauves est la régulation des pathogènes, puisque d’une part l’élimination des cadavres ralentit la propagation des pathogènes et d’autre part le système digestif des vautours constitue un cul-de-sac épidémiologique pour la grande majorité des microorganismes qui n’y survivent pas.
Sur le bilan carbone, l’étude suggère que l’équarrissage conventionnel émet plus d’éqCO24 à la tonne que l’équarrissage naturel (209 vs 108). Si le dispositif placette-éleveur était généralisé, l’économie d’émissions d’éqCO2 serait de 53-104t éqCO2/an pour la zone d’étude et environ 10 fois plus à l’échelle des Alpes.
Enfin, un effet indirect de la mise en place des zones de nourrissage a été le retour spontané d’autres espèces de rapaces comme le vautour de Rüppell (Gyps rueppellii), le pygargue à queue blanche (Haliaeetus albicilla), l’aigle de Bonelli (Aquila fasciata), l’aigle criard (Clanga clanga) et l’aigle pomarin (Clanga pomarina).
Dans l’étude Efese, une évaluation économique du potentiel touristique associé aux vautours dans les parcs naturels régionaux du Vercors et des Baronnies provençales a également été réalisée.
Les résultats montrent que la réintroduction des vautours fauves dans les zones étudiées génère un flux financier de plus d’un million d’euros par an pour les professionnels du tourisme. En effet, les résultats de l’étude suggèrent que la réintroduction des vautours fauves représente un potentiel d’accroissement du chiffre d’affaire touristique des deux parcs naturels régionaux de 52 %, et que cette réintroduction aurait agi de façon synergique avec les autres activités touristiques traditionnelles des parcs naturels régionaux (par exemple avec les activités de bien-être et de thermalisme). Par ailleurs, l’offre touristique associée à l’observation de vautours pourrait engendrer une augmentation de la fréquentation touristique des parcs naturels régionaux d’environ 25 %. Les visiteurs semblent prêts à dépenser des sommes supplémentaires allant jusqu’à 56 euros en moyenne pour un séjour permettant d’observer les vautours en plus d’une activité plus traditionnelle (soit 165 euros pour un séjour de trois jours avec un hébergement “basique” de type camping), voire plus si l’activité s’accompagne de visites thématiques et individualisées5.
La réintroduction du vautour a par exemple joué un rôle clé dans la fréquentation de l’office du tourisme de Rémuzat (site “historique” de la réintroduction), dans la Drôme, qui comptabilise plus de 12 000 visiteurs par an (chiffre office du tourisme) dans un village de 350 habitants qui n’avait, avant 1996, qu’une faible attractivité essentiellement basée sur un tourisme familial en été.
Plus étonnant, l’étude a mis en évidence un effet d’âge : les jeunes visiteurs de 18 à 34 ans se sont déclarés enclins à dépenser en moyenne 14 euros/jour de plus que les visiteurs plus âgés de plus de 35 ans. De même, l’étude révèle que pour une offre à la journée d’observation des vautours, les résidents d’Ile-de-France, sans doute en raison d’un pouvoir d’achat plus important, sont plus consentants à payer que les résidents des régions Auvergne-Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur (respectivement 96 euros/jour contre 81 euros, sans considération de l’effet “coût de déplacement” direct).
D’après cette étude Efese, un des signes de l’acceptation territoriale par la majorité de la population du retour des vautour fauves est par exemple la réalisation depuis quelques années d’événements dédiés : par exemple la fête des vautours à Villeperdrix, commune hébergeant une partie de la colonie de vautours des Baronnies et le site de réintroduction des gypaètes barbus. Pour l’instant peu médiatisé et fonctionnant actuellement par le bouche-à-oreille, ce rendez-vous régulier attire des centaines de personnes (plus de 500 personnes en 2018 par exemple) venant de différentes régions de France, de Belgique et de Suisse.
Autre exemple d’effet indirect de l’arrivée des vautours : l’enfouissement d’une ligne électrique – responsable de mortalité par collision et électrocution pour les vautours – dans le cadre du programme Life Gypconnect qui vise à améliorer l’état de conservation du gypaète barbu, récemment réintroduit sur le site. La disparition de cette infrastructure a par ailleurs permis de renforcer l’esthétisme du paysage naturel remarquable des gorges du Léoux dans les Baronnies.
Les résultats de cette étude Efese sur la réintroduction des vautours fauves dans les parcs naturels régionaux (PNR) du Vercors et des Baronnies provençales ont permis de faire émerger cinq principales recommandations pour de futurs travaux de cette nature :
- s’interroger sur la pertinence du projet en vue d’améliorer l’état de conservation d’un écosystème, une fonction écologique ou un service écosystémique ;
- adapter, et ne pas négliger, la phase de communication pour informer et répondre aux interrogations de la population locale, notamment sur les contraintes associées à la réapparition d’une espèce sur un territoire ;
- associer toutes les catégories socio-professionnelles afin d’établir la confiance entre les acteurs du territoire touchés par cette réintroduction ;
- mettre en place une équipe technique motivée et chargée de la phase opérationnelle de réintroduction des animaux et de son suivi ;
- assurer un suivi scientifique et une information régulière de l’état d’avancement du projet.
L’étude souligne par ailleurs qu’il apparaît nécessaire d’améliorer la connaissance et la communication sur les fonctions et les services liés aux espèces avec lesquelles interagissent les activités humaines. Ceci permettrait de mettre en perspective les services associés à la biodiversité, bien au-delà des territoires abritant ces espèces. D’après l’étude, tout projet de restauration de la biodiversité, au moyen ou non d’un renforcement de population ou d’une réintroduction, devrait d’ailleurs chercher à mieux comprendre les contraintes générées par les espèces afin de les démystifier, les réduire et ainsi assurer à la fois l’adhésion sociale des populations et le maintien d’un bon état de conservation.
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La FRB assure le secrétariat du Conseil scientifique et technique du programme Efese avec le soutien du ministère de la Transition écologique.
Ce conseil a pour mission de fournir des avis sur des documents, des méthodes de travail ou encore de favoriser la mobilisation de l’expertise sur les différents aspects de la réalisation du projet Efese.