Valorisation de la nature et outils comptables : des leviers au service de la biodiversité
Auteur : Catherine Aubertin, économiste de l’environnement (IRD)
Relecteur : Pierre Tousis, chargé de communication à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
Chiffrer les services et dégâts environnementaux se révèle sans effet politique évident pour beaucoup d’auteurs. Il ne s’agit plus de forcer l’environnement à entrer dans le marché, mais au contraire de replacer l’économie au sein de la biosphère. Alors, comment mettre en place une nouvelle économie ?
La volonté d’intégrer la nature à l’économie est récente et a connu des formes diverses. Il est d’usage de rappeler le célèbre postulat de Jean-Baptiste Say, écrit au début du XIXe siècle : “Les richesses naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées, ni épuisées, elles ne font pas l’objet des sciences économiques”.
Un siècle de croissance industrielle plus tard, la dégradation des biens communs (eau, air, forêts, etc.) conduit à théoriser la notion d’externalité : l’activité d’un agent a un impact positif ou négatif sur un autre agent en dehors de toute relation marchande. Pour arbitrer entre les intérêts des acteurs privés et publics se pose alors la question : qui doit payer les dommages, et à qui ? Arthur Pigou, en 1920, propose une taxe pollueur-payeur prélevée par l’État, alors que Donald Coase renvoie pollueurs et pollués négocier directement entre eux des droits à polluer ou à ne pas être pollué.
Ainsi, les dommages portés à l’environnement peuvent être compensés financièrement. Ils sont considérés comme des défaillances de marché, car les « biens et services » de la nature n’ayant pas de propriétaires, ils n’ont pas de prix résultant de l’offre et de la demande, ils sont donc soumis au gaspillage. Pour simplifier : quand tous les éléments de l’environnement seront appropriés et devenus marchandises, il n’y aura plus de problèmes d’environnement, d’où le slogan qui justifie toujours de nombreuses études économiques : “internalisons les externalités”.
Cette approche par la propriété et le marché impose de définir, voire de créer des marchandises, d’identifier des propriétaires et d’organiser les conditions des échanges sur un marché pour en révéler les prix. L’hypothèse d’une relation vertueuse entre l’humain et la nature grâce à la régulation marchande demande d’importants coûts de transaction et beaucoup de temps.
Aussi, différentes méthodes donnent directement ou indirectement un prix à la nature. Elles se distinguent par le but qui leur est assigné : alerter sur l’état de la planète, intéresser le monde des affaires, négocier des compensations… Quand elles ne sont pas le résultat d’un jeu politique, elles sont principalement fondées sur des réductions des éléments naturels à quelques fonctions (valeur d’une forêt exprimée en stockage de carbone), des approximations et substitutions (pollinisation des abeilles estimée en coûts de pollinisation par des drones) ou consentements à payer pour conserver ou utiliser la biodiversité.
Les ONG et les écologues parlent la langue des chiffres pour frapper l’opinion. Un article pionnier de Robert Costanza et al., paru dans la revue Nature en 1997, a chiffré la valeur des services gratuits rendus par les écosystèmes en s’appuyant essentiellement sur le consentement à payer des personnes interrogées. Ces services gratuits représenteraient le double de la valeur du PIB mondial.
On voit ici clairement qu’une évaluation ne correspond pas à un prix de marché, mais à un argument dans une négociation, et que la valeur révélée n’est pas celle des écosystèmes, mais celle de sa contribution au bien-être des humains.
Aujourd’hui, des annonces sont faites sur les sommes nécessaire pour respecter l’accord de Paris et s’adapter au changement climatique. Afin de remplir le programme écologique du Pacte vert et atteindre la neutralité carbone en 2050, la Commission européenne doit investir 1 000 milliards sur 10 ans. Pour la France, l’Institut de l’économie pour le climat a estimé à 2,3 milliards d’euros par an le coût de l’adaptation au changement climatique.
Ces chiffres ne donnent pas le prix de la nature, mais confortent l’idée que des investissements verts peuvent inverser le cours des dégradations sans remettre forcément en cause le socle de l’économie : la propriété privée, la croissance et le profit. La coalition du World Business Council pour le développement durable et le forum de Davos appellent cependant à « réinventer le capitalisme ». Un tournant s’amorce.
Les rapports du Giec et de l’Ipbes parus en 2019 confirment l’urgence d’opérer des changements transformateurs définis comme « une réorganisation en profondeur, à l’échelle du système et de l’ensemble des facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs ».
Le rapport Dasgupta publié en 2021, commandé par le chancelier de l’échiquier britannique pour la Cop 26 Climat de Glasgow marque une rupture en proposant de mettre l’économie au service de la biodiversité par trois changements : ne pas extraire de la nature plus qu’elle ne peut supporter, changer de mentalité et de boussoles, transformer les institutions.
La nature obéit à des processus « silencieux, invisibles et changeants ». Un système de prix ne peut rendre compte de l’abondance et de la rareté de ses services, ni des dommages qu’elle subit. Aussi, plutôt que de donner une valeur à la nature pour l’intégrer à des échanges marchands, ne vaut-il pas mieux œuvrer pour la préserver, non pas simplement la mettre sous cloche, mais aussi lui rendre ce qu’on lui prend et la restaurer ? C’est-à-dire, puisqu’il faut passer par les chiffres, tenir une comptabilité de ce qu’on extrait de la nature et ce qu’on lui restitue. Cette comptabilité matérielle recense à la fois les ponctions sur la nature (matières premières, par exemple) et les impacts de l’activité (pollution, mais aussi restauration), ce qu’on appelle la double matérialité.
Changer de mentalité, c’est passer de la transformation de la nature à la transformation des relations de l’humanité à la nature, c’est changer de paradigme pour comprendre à quel point nous dépendons de la nature qui est notre milieu de vie, à laquelle nous appartenons et où nous puisons nos ressources. Nous vivons sur une couche fragile de quelques kilomètres d’épaisseur que des milliards d’années de coévolution et d’interdépendance des organismes vivants ont construite. Préserver les conditions d’habitabilité de la planète doit redirectionner toute l’économie. La pandémie de Covid-19 a fait prendre conscience des liens entre la santé humaine et celle de tous les autres êtres vivants et des écosystèmes. Cette évidence d’« une seule santé » peut devenir une nouvelle boussole de l’économie.
Il convient alors de modifier les indicateurs de richesse, ne pas raisonner en termes de propriété privée, mais en termes de communs. Le PIB, un indicateur qui a près de 80 ans, a été construit pour mesurer la croissance de la production de richesses marchandes. Il n’enregistre pas le travail domestique ou bénévole, ne distingue pas ce qui est utile ou inutile, ce qui détruit la nature ou la répare. Il ignore les inégalités de revenus ou le bien-être, ne tient compte que des flux et non du capital. Il ne peut répondre au monde écologique et social actuel.
Aujourd’hui, il n’est plus possible d’invoquer seulement les « défaillances du marché ». Les attaques à l’environnement sont le résultat de défaillances institutionnelles des politiques publiques et de choix de société. Le maintien du PIB et le système comptable en sont une illustration.
Plusieurs comptabilités vertes, socio-environnementales ou multi-capitaux sont actuellement expérimentées. Elles renouvellent l’approche du chiffrage de la nature et, au-delà, les choix de sociétés.
Il s’agit d’adjoindre ou d’intégrer aux comptes financiers, une comptabilité sociale et une comptabilité verte. Le capital naturel est la dette écologique que l’entreprise contracte vis-à-vis de la nature en puisant dans ses éléments et en la dégradant. Le bilan entre la dette écologique et le maintien de l’intégrité des écosystèmes peut reposer sur divers indicateurs physiques : émissions ou séquestration de tonnes de CO2, nombres d’espèces disparues ou réintroduites, artificialisation ou désartificialisation de surfaces, etc.
Ces comptabilités se distinguent principalement par la substituabilité entre les trois types de capitaux, naturel, social et financier. Quand un compte peut en équilibrer un autre, on parlera de soutenabilité faible (la perte de nature peut se compenser par un gain financier). Dans le cas contraire, on parlera de soutenabilité forte, car avec un solde négatif en capital naturel et malgré un bénéfice financier, l’entreprise pourra être déclarée en faillite écologique.
La comptabilité est ainsi appelée à rendre des comptes à la société, à l’environnement, aux territoires, aux travailleurs et non plus à valoriser seulement l’activité marchande des entreprises. Elle serait un important levier pour des changements transformateurs en exigeant de définir avant toutes choses les capitaux naturels et humains importants pour la société, ce que Bruno Latour nomme les attachements. Les chiffres aideraient alors l’économie à se mettre au service de la biodiversité et du social.
À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles.
Catherine Aubertin, économiste de l’environnement (IRD)
Commission Européenne. (2020, 14 janvier). Le plan d’investissement du pacte vert pour l’Europe et le mécanisme pour une transition juste expliqués. European Commission. Consulté le 13 juillet 2022, à l’adresse : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/qanda_20_24
Costanza, R., d’Arge, R., de Groot, R. et al. The value of the world’s ecosystem services and natural capital. Nature 387, 253–260 (1997). https://doi.org/10.1038/387253a0
Dasgupta, P. (2021). The Economics of Biodiversity: The Dasgupta Review. (London: HM Treasury) https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/962785/The_Economics_of_Biodiversity_The_Dasgupta_Review_Full_Report.pdf
Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. (2022). Summary for policymakers of the methodological assessment of the diverse values and valuation of nature of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES) (Version 1). IPBES Plenary at its ninth session (IPBES 9), Bonn. Zenodo. https://doi.org/10.5281/zenodo.6813144
Gadrey J., Lalucq A. (2015), Faut-il donner un prix à la nature ? Les Petits Matins.
Levrel H. (2020), D’une économie de la biodiversité à une économie de la conservation de la biodiversité. Opinion, FRB. https://www.fondationbiodiversite.fr/wp-content/uploads/2020/06/03-06-2020-Opinion-Economie-biodiversite.pdf
Stern N. (2006), The economics of climate change: The Stern Review https://webarchive.nationalarchives.gov.uk/ukgwa/20100407172811/https:/www.hm-treasury.gov.uk/stern_review_report.htm